jeudi 21 mars 2019


ARGENTINE ET LE SYNDICALISME


Avec un taux de syndicalisation à 40 % et des victoires sociales arrachées au gouvernement néolibéral de Mauricio Macri, le syndicalisme argentin a de quoi surprendre. C’est qu’il jouit d’une implantation conséquente dans la vie des travailleurs, fort de ses « œuvres sociales » (des sortes de mutuelles syndicales) et d’une tradition de lutte ancrée dans l’histoire du pays du Rio Plata. Construit autour d’un modèle de syndicat unique, le syndicalisme argentin vogue en réalité de divisions syndicales en alliances politiques au fil de l’actualité électorale. Une puissance de masse, donc, mais également des liens aux pouvoirs politiques et économiques qui laissent dubitatifs. Le modèle argentin questionne notre rapport aux modes d’organisation et d’action des salariés ; nous profitons d’un séjour à Buenos Aires pour creuser la question. ☰ Par Arthur Brault Moreau

Les vendeurs ambulants se sont installés le long de la rue qui mène de la plaza de Mayo jusqu’au Congrès. Ils proposent au passant des asados, les célèbres barbecues argentins. Syndicats, partis politiques et mouvements sociaux des quartiers populaires de Buenos Aires ont répondu à l’appel syndical pour s’opposer à l’augmentation des tarifs — les tarifazos —des ressources de base (eau, électricité, gaz…). Nous sommes le 10 janvier et la première manifestation de l’année commence. Les organisateurs encouragent les participants à brandir des torches pour symboliser les coupures d’électricité que les compagnies imposent aux foyers ne parvenant pas à suivre les hausses de prix. Durant la marche, les pancartes et discussions excèdent pourtant très rapidement la question des tarifazos pour dresser le bilan du mandat de Mauricio Macri, à la tête du pays depuis 2015. Alors que la décennie des Kirchner développait une politique de plus forte redistribution et de soutien de la demande, le projet défendu par Macri favorise avant tout l’actionnariat international à travers d’importantes privatisations. L’échec du modèle néolibéral n’a pas attendu longtemps pour se faire entendre : avec presque 30 % de pauvreté, 9 % de chômage et une inflation au plus haut niveau depuis 1991 (50 %), les trois années de macrisme laissent penser à une possible alternance politique1. Nous rencontrons Hugo « Cachorro »Goboy, dirigeant du syndicat du public ATE, qui tranche alors « l’Argentine est dans une situation d’instabilité très forte. Dans le secteur national on compte plus de 35 000 licenciements depuis l’arrivée de Macri. Cette année, la lutte sociale va croître inévitablement ». Entre février et octobre 2019, l’Argentine devra renouveler la presque totalité de ses représentants aux différents échelons du pouvoir (provinces, parlement, présidence). La marche des « torches » de ce début d’année sonne dès lors comme un avertissement : le mouvement social — avec à sa tête les syndicats — est bel et bien présent.
La force de résistance du syndicalisme argentin


« Ici comme ailleurs, les syndicats ont connu des échecs politiques, c’est certain. Mais nous n’avons pas connu de déroute sociale profonde comme dans beaucoup de pays occidentaux. »

Le syndicalisme argentin impressionne tout d’abord par sa taille. Dans le privé, il organise 35 % des travailleurs, dont la moitié dans le transport et l’industrie, et pas moins de 46 % dans le public, l’éducation et la santé en tête2. Ses quatre millions d’affiliés le singularisent du reste du continent, où le nombre de syndiqués dépasse rarement les 10 %, comme en Colombie — exceptions faites du Chili et du Brésil (20 %). Mais ces chiffres sont à relativiser. Les 40 % d’affiliés concernent les travailleurs déclarés et ne prennent pas en compte les travailleurs du secteur de l’« économie populaire », ou « économie informelle », qui regrouperait à lui seul 37 % de l’ensemble des travailleurs argentins. Une fois pondéré, le taux de syndicalisation tombe à 25 ou 28 %3. Pas de quoi rougir pour autant : en comparaison, les États-Unis comptent 10 % de syndiqués, et la France 8 %.

Au-delà des chiffres, le syndicalisme argentin se distingue par une forte capacité à mobiliser et obtenir d’importantes victoires. « Cachorro » Godoy nous dresse un bilan : « Ici comme ailleurs, les syndicats ont connu des échecs politiques, c’est certain. Mais nous n’avons pas connu de déroute sociale profonde comme dans beaucoup de pays occidentaux. À l’inverse, nous avons pu imposer d’importants échecs au néolibéralisme. Cet état de fait explique en grande partie la vigueur de nos organisations, qui maintiennent leur niveau d’affiliation malgré les vagues de licenciements.» En décembre 2016, les centrales parviennent à faire voter au parlement une « loi d’urgence sociale » qui prévoit, entre autres choses, un budget de 30 millions de pesos (environ 630 000 euros) pour les organismes d’assistance sociale auprès des travailleurs de l’économie populaire. Lorsqu’en novembre 2017, le gouvernement de Macri tente de faire passer une réforme du code du travail — qui prévoit, à la manière des deux lois Travail en France, une importante réduction des protections et garanties de la législation nationale en termes de temps de travail et de licenciements —, les syndicats argentins sont parvenus, eux, à faire reculer, pour un temps, le gouvernement. Et bien que la bataille ne soit pas finie, les syndicats ont déjà démontré leur capacité à bloquer le néolibéralisme et à imposer des mesures d’urgence sociale. C’est ce qui fait la fierté des centrales syndicales du pays. A la fin de l’entretien, Hugo « Cachorro » Godoy conclut : « Ce qui définit le syndicalisme argentin à l’heure actuelle, c’est son incroyable force de résistance. »


Mauricio Macri (Reuters)
Féminisme et économie populaire : deux grands défis

Ce panorama quasi idyllique ne doit pas faire perdre de vue deux angles morts : la question féministe et celle du secteur des travailleurs informels et précaires. Selon la féministe Andrea Andri, fondatrice de l’organisation Pan y Rosas4, la résurgence du mouvement féministe s’est faite à travers la lutte pour le droit à l’avortement en 2017 ou encore le mouvement contre les violences machistes, « Ni una menos », né en 2015. Cette « vague féministe » s’est alors étendue à l’ensemble des sphères de la société, syndicats compris. « Le mariage entre féminisme et syndicalisme est révolutionnaire », lançait Tali Goldman, auteure du livre Marea sindical, lors de la troisième foire du Livre national et populaire organisée par des syndicats en novembre 2018, à Santa Fe. « On constate qu’encore aujourd’hui les femmes doivent toujours demander une validation ou un permis aux hommes pour agir dans leur syndicat. Mais la vague féministe est arrivée en Argentine et, depuis, les femmes questionnent la répartition des rôles et leur place dans les lieux de pouvoir. » Pour cette journaliste, c’est « de la main des femmes que viendra le changement dans l’univers syndical ».


« La vague féministe est arrivée en Argentine et, depuis, les femmes questionnent la répartition des rôles et leur place dans les lieux de pouvoir. »

Nous rencontrons la chercheuse en sciences sociales Ana Natalucci5, pour qui l’arrivée des femmes dans les sphères dirigeantes des syndicats relèverait d’une évidence et serait un facteur de revitalisation. « Dans des syndicats très masculins et très virils comme l’Union des Ouvriers de la Métallurgie, ou bien le syndicat des Chauffeurs de camion dirigé par Hugo Moyano, se sont créés des secrétariats de genre. Cette prise en compte s’explique en partie par la robotisation de métiers dans ces branches, mais aussi par une prise de conscience de la vague féministe. Alors, bien sûr, un secrétariat du genre n’est pas la solution de fond mais c’est un moyen fort pour les femmes de mettre un pied dans les institutions, d’entrer dans la militance syndicale, de recruter et de parvenir à imposer des femmes dans les autres secrétariats syndicaux. Je ne sais pas si ce phénomène est représentatif de tout le monde syndical mais cela montre un mouvement profond dans l’univers syndical », nous dit-elle.

Le second défi est sans doute celui du secteur de « l’économie populaire », qui regroupe les travailleurs « informels, précaires, externalisés et en survie », comme le définit Juan Grabois, dirigeant de la Confédération des travailleurs de l’économie populaire (CTEP) dans son ouvrage Travail et organisation dans l’économie populaire. La CTEP revendique aujourd’hui plus de 50 000 affiliés dans son œuvre sociale. Ce poids impressionne les autres organisations et notamment la Confédération générale du travail, première organisation du pays. L’inquiétude est telle que les appels lancés pour intégrer la CGT sont restés sans réponse. En effet, si l’intégration d’un tel secteur renforcerait la position hégémonique de la première centrale d’Argentine, elle risquerait tout autant de déstabiliser les relations de pouvoir qui existent entre ses fédérations. L’initiative pour organiser le secteur informel n’est pas seulement d’origine syndicale, elle est également issue de mouvements péronistes, à l’instar du mouvement Evita, sans oublier l’important soutien que l’Église catholique et l’actuel pape Francisco lui apportent. Lors d’une mobilisation de la CTEP en mars 20176, des journalistes parlaient d’une marche convoquée par le pape lui-même. Juan Grabois — dirigeant de la CTEP et conseiller du Vatican — a répondu à ces allégations : « Jamais le pape Francisco n’a téléphoné pour dire qu’une marche devait se faire ou non. C’est absolument faux. Le pape est notre guide, notre inspiration, mais jamais il ne nous donne d’ordre. » La CTEP parvient à organiser un secteur par définition précaire, fragmenté et isolé. « La CTEP est organisée en sept branches d’activités avec en plus une œuvre sociale, une branche pour les femmes et plus de 400 cantines populaires sur l’ensemble du territoire. On travaille à l’organisation de ces travailleurs, on délivre une assistance pour se soigner et pour se nourrir et on réalise aussi des actions de cogestion avec l’État. Cela consiste à lutter pour obtenir des aides, comme avec la loi d’urgence sociale, pour ensuite répartir le travail entre nos coopératives tout en assurant des services nécessaires au peuple », nous explique Guido, salarié de la Confédération, autour d’un maté la boisson traditionnelle argentine. Pour autant, la proximité entre acteurs syndicaux et univers clérical n’est pas sans surprendre l’observateur français : Juan Grabois s’oppose publiquement et clairement au droit à l’avortement.


Walter Monteros / AFP
La « colonne vertébrale » du péronisme ?

« L’identité et les traditions de nos organisations viennent surtout de l’époque du colonel Perón. Aujourd’hui encore, nos bases ne sont pas forcément péronistes mais elles demandent du péronisme », tranche Gustavo Quinteiro, syndicaliste de la CGT aéronautique lorsque nous le rencontrons dans les locaux de son organisation. Si le syndicalisme argentin est issu d’une longue tradition anarchiste et socialiste, importée par les vagues de migrations européennes, les années du dirigeant Perón sont caractérisées par un essor considérable de ce mode d’organisation. Militaire de profession, Juan Domingo Perón acquiert le soutien des classes populaires argentines alors qu’il est secrétaire au Travail et à la prévoyance d’un gouvernement issu d’un coup d’État militaire. Terrorisée par les mesures sociales comme la mise en place de conventions collectives, la reconnaissance de statuts professionnels ou bien la création de tribunaux des prud’hommes, l’élite du pays organise un coup d’État pour destituer Perón. Le 17 octobre 1946, un raz-de-marée populaire, CGT en tête, défile dans la capitale argentine et obtient la libération de son leader. Renforcé par la figure sociale et populaire de son épouse, Eva Duarte, il gouverne le pays durant trois mandats successifs7, avec pour mot d’ordre une politique de la « troisième voie », entre capitalisme et communisme. Droit de vote pour les femmes (1947), amélioration des droits syndicaux, constitution d’une Déclaration des droits du travail (1947) pour combler les manques de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, augmentation des salaires : la période du couple Perón a bouleversé l’échiquier politique du pays. Depuis lors, le clivage droite/gauche a presque laissé place à un clivage péroniste/anti-péronistes8. Ce bouleversement s’est avant tout fondé sur une relation très étroite avec le monde syndical, que le colonel lui-même nommait la « colonne vertébrale » du péronisme.


« Perón a fait du syndicat le premier bénéficiaire de son mouvement et, ainsi, son premier soutien. Subordination du syndicat à l’appareil d’État ou reconnaissance de son rôle d’intermédiaire ? »

Pourtant, les débats restent nombreux sur la relation entre le mouvement péroniste et le champ syndical — ramené à la principale centrale de l’époque, la CGT. Perón a fait du syndicat le premier bénéficiaire de son mouvement et, ainsi, son premier soutien. Subordination du syndicat à l’appareil d’État ou reconnaissance de son rôle d’intermédiaire ? Pour Juan Carlos Torre9, la relation du péronisme au mouvement ouvrier se caractérise par un processus d’intégration et d’exclusion — « exclusion politique et centralité économique » résume-t-il. Intégration, tout d’abord, puisque le péronisme confère à la classe des travailleurs industriels organisés un rôle central dans la vie politique du pays et matérialise sa reconnaissance par des mesures économiques fortes. L’historien des mouvements sociaux parle même d’une « surdimensionnalité » donnée aux ouvriers en référence à son poids très relatif dans la population nationale. Exclusion, ensuite, puisque cette reconnaissance s’accompagne d’un fort autoritarisme, notamment via l’encadrement de la population et la centralisation du mouvement ouvrier dans son parti, le Parti justicialiste. Cette relation n’est pourtant pas univoque : l’historien parle d’une « renégociation constante de son hégémonie », générant un intéressant jeu de va-et-vient entre Perón et la CGT. Ezeqiel Adamovsky10, également historien, souligne le trait et affirme que « le coût qu’il devait payer pour avoir le contrôle politique était celui d’une incapacité à freiner les revendications économiques des travailleurs ».

Après le coup d’État de 1955 contre le colonel, qui ne réapparaîtra que très brièvement en 1973 avant de s’éteindre en 1974, l’Argentine entre dans une longue période de dictature militaire. Dans ce contexte, péronisme et syndicalisme souffrent de la répression et doivent passer, pour partie, à la clandestinité. Au retour de la démocratie en 1983, les syndicats retrouvent leur vigueur. Alliance stratégique ou subordination, la relation avec le péronisme a, quoi qu’il en soit, forgé le modèle syndical argentin et ancré ses organisations dans la vie des travailleurs et sur la scène politique du pays.


Juan Perón (DR)
Un syndicalisme mutualiste

À côté du taux de syndicalisation et des luttes sociales, le syndicalisme argentin s’appuie sur une forte tradition mutualiste. Les œuvres sociales gérées par les syndicats sont en effet de véritables mutuelles ouvrières qui couvrent les soins de santé de près de 48 % des Argentins, assurent des services d’aide juridique, d’agence de voyage ou de loisirs, et délivrent des crédits pour l’achat de logement. Pourtant, il semble difficile de ramener le modèle argentin à l’exemple de pays de l’Europe du Nord, où le fort taux de syndicalisation s’explique en partie par des avantages directs liés à l’affiliation11, avec par exemple le versement du chômage et des prestations sociales par les syndicats12. Ici, l’accès aux œuvres sociales n’est pas uniquement réservé aux adhérents du syndicat et, comme en France, les conventions collectives signées par les organisations s’appliquent à tous les salariés. Historiquement, ces dernières ont été créées par les communautés d’immigrés afin de répondre aux manques de services publics. Si la période péroniste a tenté d’étatiser la sécurité sociale, la plupart des gouvernements suivants ont laissé aux syndicats la gestion de véritables complexes hospitaliers. En outre, les lois des années 1970 ont rendu obligatoire l’affiliation à une sécurité sociale, renforçant le monopole syndical.


« Si la période péroniste a tenté d’étatiser la sécurité sociale, la plupart des gouvernements suivants ont laissé aux syndicats la gestion de véritables complexes hospitaliers. »

Pour la chercheuse Laura Perelman, la gestion de la santé et d’autres services a joué un rôle de « soutien aux pratiques de syndicalisation » notamment en « facilitant la communication entre les syndicats et leur base ». De fait, cette dernière constate que les mutations du travail (fragmentation et précarisation des emplois) n’ont pas eu pour conséquence une baisse drastique de la syndicalisation, contrairement aux pays occidentaux ; le syndicalisme argentin s’est, à ses yeux, développé et a maintenu un fort taux de syndicalisation à partir de deux instruments : « la structure syndicale de base » — à savoir les délégués et leur présence au sein des entreprises — et le « système d’œuvres sociales » qui permettait de compenser, en fonction du secteur ou de la période, les phases d’affaiblissement des structures syndicales de base. Bien que l’affiliation au syndicat ne soit plus nécessaire depuis les années 1990 pour bénéficier d’une œuvre sociale, elle note que les salariés associent très fortement l’action sociale et de santé au syndicat qui en assure la gestion. Les œuvres favorisent un sentiment d’appartenance au syndicat, lui donnent une légitimité, tout en garantissant un espace de discussion avec les salariés. Pas de baguette magique ni d’arme secrète, donc ; il s’agit bien plutôt d’un « support » ou d’un « soutien » pour les stratégies de syndicalisation des différentes organisations. Laure Perelman prend alors l’exemple d’un syndicat du secteur des services qui enregistrait des baisses de syndicalisation depuis le milieu des années 1990 et qui, au début du nouveau millénaire, a engagé trois campagnes d’affiliation en seulement cinq années, permettant de retrouver une évolution stable. Dans le champ syndical français, le syndicalisme de service apparaît fréquemment comme synonyme de réformisme, en opposition à un syndicalisme de lutte défendu notamment par la CGT et Solidaires. Dans le cas argentin, le syndicalisme de service est un appui aux stratégies de recrutement et de mobilisation.
Unité institutionnelle et divisions politiques

Pour la chercheuse Ana Natalucci, le syndicalisme argentin tire en grande partie sa force de « son modèle très unifié autour de la CGT ». La loi sur les Associations et les syndicats13 prévoit deux types d’inscription d’un syndicat : l’inscription de base et celle qui permet d’obtenir ce qu’on appelle alors « la personnalité syndicale ». Cette dernière est exclusivement réservée à la CGT, qui jouit donc d’un statut privilégié pour les négociations tant au niveau local que national — ce monopole institutionnalisé a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses remises en cause par l’Organisation internationale du travail (OIT) depuis 1988. Toujours est-il que ce modèle assure une CGT très forte qui, une fois mise en marche, « permet de faire plier un gouvernement, à tel point que parfois la simple menace d’une action aide à gagner les premières négociations », nous dit Ana Natalucci. Cette situation pousse le champ syndical à mêler actions de mobilisation (grèves, blocages) et négociations avec le patronat et la classe politique. C’est la tactique du « frapper et négocier », comme le résume le slogan de Auguste Timoteo Vandor, dit « El Lobo », le dirigeant historique de l’Union ouvrière métallurgique, qui rivalisait à l’époque avec Juan Perón en personne. « Les dernières mesures du gouvernement visent précisément à casser ce bloc syndical. Macri déplace la reconnaissance syndicale du niveau national ou sectoriel au niveau local de chaque entreprise. Il s’inspire en cela du Chili, où les syndicats sont isolés établissement par établissement. En clair, il veut des syndicats maison, voire jaunes14 » conclut-elle à la fin de notre échange.


Ignacio Coló

Pourtant, l’unité imposée par la loi ne s’est pas maintenue dans la réalité du champ syndical. En 1991, le syndicat ATE, regroupant les travailleurs du secteur public, rompt avec la CGT pour fonder avec d’autres organisations, un an plus tard, la Centrale des travailleurs d’Argentine (CTA). Ce syndicalisme se distingue du premier syndicat national par une vision plus démocratique et moins verticale : chaque travailleur ou chômeur peut adhérer directement à la Centrale et chaque affilié équivaut à une voix pour élire ses représentants nationaux au vote direct. L’autre point de divergence est davantage politique : à cette époque, l’Argentine connaît une vague de privatisation de la part du gouvernement de Carlos Menem, qui profite du silence complaisant d’une CGT qui n’ose hausser le ton face au dirigeant péroniste. Le refus de ces privatisations précipite la rupture avec la CGT et la fondation d’une autre centrale. Quelques années plus tard, la CTA connaîtra une division en son propre sein ; en 2010, à la suite d’un affrontement entre deux lignes dans des élections professionnelles, la Centrale se divise en deux : la CTA-Trabajadores, dirigée par le leader syndical Hugo Yasky, et la CTA-Autonoma, elle-même divisée actuellement entre les dirigeants Ricardo Peidro et Pablo Micheli. « Les divisions autour des leaders syndicaux sont assez courantes en période électorale. Tous les syndicalistes font de la politique mais ils ne vont pas tous dans la même direction », nous explique Ana Natalucci.
Élections : la pomme de la discorde


« Le rôle d’un syndicat comme d’un mouvement social ne doit pas être d’appuyer tel ou tel candidat mais de construire le pouvoir du peuple, d’approfondir la démocratie. »

« Un processus d’unification des différentes centrales est en cours, d’ici la fin des élections nationales », c’est peu ou prou cette même phrase que nous avons entendue de la bouche des dirigeants et militants des différentes formations syndicales du pays. L’avenir dira s’il ne s’agit pas d’un simple vœu pieu. On peut d’ores et déjà constater que cette phrase relève du discours typique d’une période électorale : chaque candidat dit prêcher l’unité, la souhaiter et la construire. Ce discours illustre l’importance de la question électorale dans le champ syndical argentin — qu’il s’agisse des élections professionnelles et syndicales ou des élections politiques, législatives et exécutives. L’implication de syndicalistes dans la vie politique ne peut se réduire à un opportunisme individuel ; ces pratiques illustrent plutôt « le paradoxe argentin selon lequel, pour être sûr de la ligne politique d’un gouvernement, il faut en faire partie. On ne regarde donc presque pas la vocation idéologique ni le programme d’un candidat avant de s’allier, on regarde le rapport de force que sa victoire permettra et les chances pour que celui-ci soit favorable à ton organisation », nous explique Ana Natalucci. L’introduction de l’enjeu électoraliste dans le champ syndical explique en partie les divisions syndicales du pays.

C’était d’ailleurs pour soutenir officiellement la candidate Cristina Kirchner qu’un secteur de la CTA décide de fonder une autre centrale, en 2010, alors que le reste de la CTA refuse par principe de s’aligner sur une candidature et choisit de s’autoproclamer CTA « Autonome ». « Autonomes vis-à-vis des patrons, de l’État et bien sûr des partis politiques », résume Ricardo Piedro, dirigeant de la CTA-Autonome, lorsque nous le rencontrons au siège du syndicat. « Nous sommes pour l’autonomie mais pas pour la neutralité. Nous parlons de tout ce qui touche le peuple. Sous le gouvernement des Kirchner, nous étions dans la rue, comme nous le sommes aujourd’hui sous Macri dès lors qu’on attaque les droits des travailleurs. Pour nous c’est important de rester vigilant, strict et critique même lorsqu’il s’agit d’un gouvernement dit progressiste ». Il conclut : « Comprendre ça nous amène à avoir un regard critique sur la déroute des gouvernements progressistes aussi bien en Argentine que dans le reste du continent. Le rôle d’un syndicat comme d’un mouvement social ne doit pas être d’appuyer tel ou tel candidat mais de construire le pouvoir du peuple, d’approfondir la démocratie. Que des responsables syndicaux aient des projets électoraux est une chose mais que les élections deviennent le moteur de l’action syndicale et de scissions, c’en est une autre. »


DR

Pour leurs confrères de la CTA-Trabajadores l’engagement politique est clairement assumé : « la CTA-T est l’unique syndicat qui a clairement soutenu la candidature de Cristina Kirchner en 2015. D’ailleurs, notre secrétaire général, Hugo Yasky, est aussi député inscrit à l’Unité Citoyenne, le mouvement de Cristina. L’idée étant de mener la bataille hégémonique et de parvenir à imposer des représentants ouvriers dans les institutions. Cette bataille se mène dans les deux sens mais repose toujours sur les aspirations de la base. Pour l’heure, l’enjeu est de construire un mandat populaire depuis la rue », nous raconte Carlos Alberto Girotti, responsable de la communication dans la CTA - Trabajadores. Pas de Charte d’Amiens ni de frontière claire avec le monde politique : le modèle argentin se rapproche du trade-unionisme britannique au sein duquel syndicalisme et politique se mêlent. À la différence de la Grande-Bretagne, les organisations argentines ne se contentent toutefois pas des questions économiques mais investissent directement la scène politique et électorale, parfois pour le pire. En majorité gouvernées par des vétérans de la lutte ayant fait leurs armes durant la dictature, les organisations argentines peuvent apparaître comme de véritables dynasties où histoires de famille et accusations de corruption ne sont jamais très loin. On songe au cas de la famille Moyano — le père, Hugo Antonio, est l’ancien dirigeant de la CGT et le fils, Pablo, l’actuel dirigeant du très puissant syndicat des chauffeurs —, accusée de corruption dans sa gestion du club de football Atletico Independiente.

L’ancrage du syndicalisme argentin dans les institutions comme dans la vie politique du pays est souvent sujet à critiques. Sans perdre de vue ces zones d’ombres, la vigueur de ses organisations reste une exception dans un contexte de fragmentation et de précarisation du travail qui ont coûté très cher aux syndicats des autres régions également touchées. Si l’histoire singulière de ce pays explique en bonne partie la situation, les efforts de mobilisation et de diversification de l’activité syndicale sont sans doute les principaux ingrédients d’un syndicalisme de masse.

Photographie de bannière : fresque de Bernard Vaquer, par Kaja Šeruga


REBONDS

☰ Lire notre entretien avec Fabienne Lauret : « Une organisation pour se défendre au quotidien », janvier 2019
☰ Lire notre témoignage « Nous étions des mains invisibles », juillet 2018
☰ Lire notre entretien avec Annick Coupé : « Le syndicalisme est un outil irremplaçable », juillet 2018
☰ Lire notre témoignage « À l’usine », juin 2018
☰ Lire notre article « Mariátegui ou le socialisme indigène », Jean Ganesh, janvier 2018
PDF | Imprimer




1. ↑ Données de 2018 issues de l’Institut national des statistiques, l’INDEC.
2. ↑ C. Tomada, D. Schleser, M. Maito, Radiografia de la sindicalisazion en la Argentina, Université Nationale de San Martin, octobre 2018.
3. ↑ Ibid.
4. ↑ Une organisation féministe proche du Parti des travailleurs socialistes, principale formation trotskyste du pays.
5. ↑ Docteure en sciences sociales et chercheuse au CONICET
6. ↑ « Se reglamentó la Emergencia Social pero las organizaciones anunciaron un plan de lucha », Télam, 10 mars 2019.
7. ↑ De 1946 à 1955.
8. ↑ Ou gorillas, comme certains les nomment encore aujourd’hui.
9. ↑ Juan Carlos Torre, Ensayos sobre movimiento obrero y peronismo, Siglo Veintiuno Editores, 2012.
10. ↑ Ezequiel Adamovsky, Historia de las clases populares en la Argentina, desde 1880 hasta 2003, Sudamericana, 2012.
11. ↑ Laura Perelman, « Sindicalizacion y obras sociales », IDES, 2016.
12. ↑ On compte, sur ce modèle, près de 80 % d’affiliés en Islande et 50 % en Belgique
13. ↑ Loi 23.551.
14. ↑ Surnom péjoratif donné aux syndicats qui refusent la grève et la confrontation avec le patronat.

Publié le 12 mars 2019 dans International, Reportages, Syndicalisme par Arthur Brault Moreau


Arthur Brault Moreau


Membre du syndicat Solidaires étudiant.e.s et militant.


Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité en ligne et papier. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.
SOUTENIR LA REVUE

Ballast – Tenir tête, fédérer, amorcer
Ballast est un collectif né en novembre 2014.


Image en page d’accueil :
Étudiants portant des boîtes à éclipse, Illinois (États-Unis), 1963, Francis Miller.

Lettre d’information mensuelle







© Ballast 2019





Nos auteur.e.s
Faire un don
Contact

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire