vendredi 13 octobre 2017

« Lénine fait partie de notre histoire, mais Lénine n’est plus tout pour nous »
11Oct

 s’il était besoin de vous confirmer les embarras des « libéraux et du pouvoir face à la célébration d’octobre, ce type d’article vous aiderait à le percevoir. Comment fêter octobre tout en relativisant le rôle des Bolcheviks, leur attribuant même la guerre civile alors que c’est le temps supposé de la grande réconciliation nationale… En même temps, vu la vénération que la majorité de la population porte à lénine et à la Révolution, on ne peut pas les choquer dit cet homme embarrassé… Voilà ce qui vous décrit ce que nous cessons de vous répéter à savoir que l’immense majorité des Russes regrette l’Union soviétique et considère que le passage au capitalisme a été une fort mauvaise affaire. Même cet homme proche du pouvoir est obligé d’en tenir compte tout en tentant d’infléchir la vision des anciens soviétiques (note de Danielle Bleitrach)

Quel regard porter sur Lénine aujourd’hui, cent ans après la révolution de 1917 ? Pour Rossiïskaïa Gazeta, Lev Danilkine, auteur de la toute dernière biographie du fondateur du parti bolchévique, a posé la question à Andreï Artizov, directeur des Archives de Russie, qui consacrent actuellement au personnage une exposition de 750 documents rares et inédits.
Propos recueillis par Lev Danilkine
Rossiïskaïa Gazeta : Comment l’exposition sur Lénine aux Archives est-elle organisée?
Andreï Artizov : Nous n’y présentons que ce que Lénine a directement dit, que des documents qu’il a directement eus en main. Et c’est ce qui nous permet d’être le plus objectif et le plus fidèle possible, de nous prémunir des accusations de falsification ou de subjectivité. L’exposition réunit 750 documents d’archives, couvrant la période de 1870 aux années 1920. Ce sont pour beaucoup des pièces rares ; et la collection n’a jamais été présentée au grand public dans son ensemble. Là réside, à mon sens, toute l’importance de cette exposition : elle révèle la vérité au travers de documents qui parlent d’eux-mêmes.

« Nous subissons encore les conséquences de certaines décisions des bolchéviques »

R.G. : Dans quelle mesure la politique de Lénine est-elle encore actuelle ?
Andreï Artizov : De nombreux décrets soviétiques de la première heure – de celui qui instaurait la journée de travail de huit heures à celui abolissant les grades civils – sont aujourd’hui le lot quotidien de tout État civilisé, y compris l’État russe. Cependant, en étudiant la véritable masse de témoignages documentaires de la période, on constate que Lénine a pris des décisions politiques injustifiées, la première et la principale d’entre elles étant d’avoir sorti le pays de l’économie de marché. La deuxième est sans doute d’avoir instauré la dictature du prolétariat, ce qui a entraîné la Russie dans la guerre civile et conduit à la négation du pluralisme politique et à la répression de toute pensée dissidente. Et, de là, à l’isolation de la Russie et à beaucoup d’autres maux. Ainsi, nombre de nos problèmes actuels sont hérités du règne de Lénine. Nous subissons encore les conséquences de certaines décisions des bolchéviques.
Lénine
STATUE DE LÉNINE EN RUSSIE AUJOURD’HUI. CRÉDITS : DEATHSATAN/FLICKR
R.G. : La position de l’État russe sur la Grande Guerre patriotique [Seconde Guerre mondiale, ndt] est claire et précise. Mais que pense réellement le pouvoir de la Révolution et de Lénine ?
Andreï Artizov : L’exposition que nous avons préparée n’est-elle pas une prise de position ? En outre, le gouvernement s’est déjà exprimé sur le sujet. Le président Poutine a toujours très clairement affirmé que l’histoire d’avant la Révolution, exactement au même titre que celle de la période soviétique, constituaient notre héritage commun. Et que nous devions donc le connaître et le comprendre, avec tout ce qu’il comporte de tragique et d’héroïque.

« Les Blancs et les Rouges sont tous nos compatriotes »

R.G. : Sauf que la société russe est toujours en « guerre civile froide », divisée entre « Rouges » et « Blancs ». Et le problème, c’est bien Lénine, qui provoque chez tant de nos compatriotes soit un rejet allergique, soit, à l’inverse, une affection très vive. Dans ce contexte, la position du pouvoir revient à se placer « au-dessus de la mêlée »… Mais est-ce vraiment le bon moyen pour parvenir à une entente, pour mettre enfin un terme à la guerre civile ?
Andreï Artizov : Il n’y a d’autre solution que celle consistant à montrer le passé de la façon la plus objective possible. Il n’y a d’autre voie de guérison des maux invétérés que celle consistant à dire la vérité. Et c’est précisément ce que nous nous efforçons de faire dans cette exposition.
Bien sûr, je redoute certaines réactions, les gens seront sûrement nombreux à se dire : Mais qu’est-ce que c’est que ce Lénine-là ? On nous dit qu’il est impliqué dans les répressions, et dans la guerre civile, et dans la persécution contre la dissidence… Vous savez, les Blancs et les Rouges sont tous nos compatriotes ! Si nous voulons vivre dans un pays uni, alors nous devons apprendre à nous entendre les uns les autres et à parvenir à des compromis. Ce qui n’est possible qu’en connaissant notre histoire – et une histoire qui ne soit pas déformée. C’est l’objectif suprême de cette exposition. Nous ne vivons plus dans une économie planifiée de mobilisation, nous sommes ouverts au reste du monde, nous ne sommes plus isolés spirituellement, nous pouvons voyager partout. Les Russes ne sont plus ceux qu’ils étaient en 1917. Et peu à peu, grâce à un processus de guérison intelligemment mené, cette période s’éloignera de plus en plus de nous pour entrer dans l’Histoire, les contentieux entre Rouges et Blancs seront de moins en moins virulents, ils laisseront place à des considérations concrètes, vitales.
Je suis persuadé que la modernisation qui est actuellement à l’œuvre en Russie débouchera sur une représentation du passé plus attentive, plus vraie. Nous devons montrer notre passé tel qu’il a été, sans l’idéaliser et sans rien exclure de l’image globale. Et Lénine est une partie tout à fait légitime de notre histoire.

« Lénine, c’est un bloc immense »

R.G. : Dans ce cas, pourquoi ne pas se dire : Nous sommes une grande nation parce que nous avons offert Lénine au monde… ?
Andreï Artizov : Mais nous n’avons pas qu’un seul Lénine ! Nous avons un Pouchkine, un Tchaïkovski, un Tolstoï et un Gagarine… tant de figures qui sont perçues de façon bien plus univoque autant dans notre société qu’à l’étranger, mais Lénine… c’est une figure extrêmement complexe. Lénine fait partie de notre histoire, c’est un bloc immense, pluridimensionnel et incontournable. Dans le même temps, on ne peut pas tomber dans le « Lénine est tout pour nous ». Car alors, la guerre civile serait aussi « tout pour nous ». Et la dictature, et les répressions…
mausolée Lénine moscou
MAUSOLÉE DE LÉNINE SUR LA PLACE ROUGE. CRÉDITS : STEFAN KRASOWSKI/FLICKR
R.G. : Combien de temps devra encore passer en Russie pour que le conflit entre les Rouges et les Blancs s’apaise de lui-même, selon vous ?
Andreï Artizov : Je dirais qu’il faudra au moins 30 ou 40 ans pour que nous parvenions à une perception plus tranquille, apaisée de tout cela. Mais surtout, la condition décisive sera la réussite de notre développement socio-économique. Quand les gens n’ont pas peur du lendemain, ils n’ont pas besoin de rechercher dans le passé les raisons de leurs difficultés ou de leurs échecs, ils pensent au présent et à l’avenir. À l’inverse, quand un pays va mal, qu’il croule sous les problèmes sociaux, économiques et idéologiques, alors on se met à chercher des coupables – généralement, à l’étranger ou dans l’Histoire. De même, quand un État juge son passé, qu’il le lit de façon normative, en décrétant que tel ou tel événement est bien ou mal – comme c’est aujourd’hui le cas dans de nombreux pays post-soviétiques et post-socialistes –, cela ne fait que traumatiser davantage le psychisme collectif.
R.G. : Que pensez-vous du débat sur l’inhumation du corps de Lénine ?
Andreï Artizov : Il n’y a malheureusement pas de réponse simple quant au sort du mausolée de la Place rouge. Bien sûr, on a du mal à accepter l’idée de cette momie reposant au cœur de la capitale d’un État européen contemporain, civilisé. Dans ce lieu qui accueille régulièrement des manifestations solennelles, des parades militaires et des grandes fêtes populaires, où l’on dresse une patinoire en hiver… Il n’y a pas à dire, c’est un voisinage bien étrange. Mais dans le même temps, les mouvements brusques ne causent que du mal. Il faut aussi épargner les représentants de l’ancienne génération, prendre leurs sentiments en pitié. Du fait de leur âge, ces gens ne sont pas toujours capables de se montrer critiques vis-à-vis de tout ce que l’on peut objectivement reprocher au pouvoir soviétique – l’exécution de la famille impériale, les camps du Goulag, etc. Pour eux, l’inhumation de Lénine constituerait une véritable tragédie. Le leader du prolétariat mondial est à leurs yeux le symbole de toute l’époque soviétique. Je propose donc de ne pas attiser le clivage au sein de la société. Il faut faire preuve de patience et de respect, afin que cette question soit peu à peu débarrassée de sa composante idéologique, et que les gens cessent d’y réagir de façon si vive et si douloureuse.
rossiiskaia gazeta
Rossiïskaïa Gazeta est un des principaux journaux édités en Russie. Son tirage quotidien est indiqué à 166675, et le tirage de l’édition hebdomadaire РГ-Неделя à 3,5 millions. Son site internet enregistre plus de 20 millions de visites par mois.

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