lundi 5 juin 2017

Marx et la psychologie I
Les écrits de Marx sur la psychologie pourraient être qualifiés de rares et méconnus. Pour autant dans toute son oeuvre il retourne ou renverse la base d’analyse des rapports sociaux, des rapports entre humains et à ce titre il permet d’ouvrir une autre base pour une analyse psychologique ou psychanalytique.
Marx renverse le rapport entre ce qu’il appelle « la vie » et « la conscience ». Il renverse le postulat qui faisait croire aux hommes que la conscience déterminait la vie. En fonction des idées qu’ils ont dans la tête, les êtres sociaux organiseraient leurs échanges, leurs relations économiques, leurs rapports au pouvoir, leur monde matériel. Ainsi fonctionne le préjugé dominant encore aujourd’hui : les idées organiseraient le monde. 
Marx montre très rapidement que c’est le monde matériel et social qui produit les idées que les hommes ont dans la tête. Le renversement produit par Marx est simple mais considérable : les idées ne fabriquent pas les conditions matérielles, ce sont les conditions matérielles qui fabriquent les idées. 
 
Ce simple énoncé renverse les théories psychologiques ou psychanalytiques actuelles, comme il a renversé les théories de l’économie politique classique ou bien la philosophie. Il s’agit bien de faire destruction théorique d’une théorie ancienne
Le mot renversement est fort malgré son ambiguïté éventuelle. Il a été utilisé par Marx dans sa Postface du Capital pour qualifier l’opération topologique qu’il avait infligé à la dialectique de Hegel, celle-ci marchant sur la tête, il suffirait de la remettre sur les pieds pour lui trouver une physionomie tout à fait raisonnable, écrit-il. Louis Althusser et  François Châtelet indiquent le risque d’en déduire que Marx aurait substitué à un usage idéaliste du concept, pris comme reflet du mouvement de la pensée, un usage matérialiste, pris comme reflet du mouvement réel. 
Le concept a une fonction, est fait pour mourrir ainsi que l’indiquera Bachelard et là est le ressort du renversement produit par Marx. Il s’agit de mettre en place un renversement conceptuel pour faire fonctionner à partir d’une autre base, une pratique autre dans le social.
 
La pratique de la psychanalyse est concernée à ce sujet dans la pratique même du « Dites ce qui vous vient à l’esprit », qui est  institution d’un nouveau rapport social, révolution possible pour l’être social dans sa pratique du dire. Marx dans l’Idéologie allemande avait saisi le rapport entre la « conscience » et le « langage ». Il indique ainsi : « Dès le début une malédiction pèse sur l’esprit, celle d’être affligé d’une matière, qui se présente ici sous forme de couches d’air agitées, de son, en bref de langage. Le langage est aussi vieux que la conscience - le langage est la conscience réelle, pratique existant pour d’autres hommes, et ainsi seulement existant pour moi-même, et tout comme la conscience le langage n’apparaît qu’avec le besoin, l’exigence de relations humaines avec d’autres hommes. » Marx décrit clairement l’expérience de transfert qui caractérise l’être humain à travers la matérialité du langage et comment la pensée n’est pas assimilable au langage. Leçon pour une certaine psychanalyse qui s’enferme dans l’idéalisme où le concept prédéfini est déjà là, avant toute pratique de rencontre avec l’humain ou bien encore occultant les pratiques de rencontre. Un exemple simple et édifiant illustrera mon propos. Lors d’« une présentation de malades » (sic), telle spécialiste lacanienne de l’homosexualité aura l’outrecuidance d’énoncer après la sortie de l’impétrant que cet homme qui venait de dévoiler son histoire se trompait : il n’était certainement pas homosexuel car ce qu’il avait dit ne correspondait pas à la théorie de Lacan sur l’homosexualité. Ainsi l’idée  devait organiser le monde, l’idée de Lacan sur l’homosexualité devait organiser le monde du « malade » (sic)….
Dans les Manuscrits de 1844, Karl Marx a une vue des plus stimulantes sur la psychologie : « On voit que l’histoire de l’industrie et l’existence objective de l’industrie sont le livre ouvert des forces essentielles de l’homme, la psychologie humaine matérielle que, jusqu’à présent, on ne concevait pas dans son lien avec l’essence de l’homme, mais toujours uniquement du point de vue de quelque relation extérieure utilitaire. C’est que, se mouvant à l’intérieur de l’aliénation, on réduisait la réalité des forces essentielles de l’homme et son activité générique à l’existence universelle de l’homme, la religion ou l’histoire dans son essence abstraite universelle : la politique, l’art, la littérature, etc. On peut considérer l’industrie matérielle courante comme une partie du mouvement général, de même que l’on peut considérer ce mouvement lui-même comme un aspect particulier de l’industrie, puisque toute activité humaine a été jusqu’ici travail, donc industrie, activité aliénée à elle-même. Nous avons devant nous, sous la forme d’objets concrets, étrangers, utiles, sous la forme de l’aliénation, les forces essentielles de l’homme objectivées. Une psychologie pour laquelle ce livre, c’est-à-dire précisément la partie la plus matériellement présente, la plus accessible de l’histoire, reste fermé ne peut devenir une science réelle vraiment riche de contenu. Que doit-on penser somme toute d’une science qui, en se donnant de grands airs, fait abstraction de cette grande partie du travail humain et qui n’a pas le sentiment de ses lacunes tant que toute cette richesse déployée de l’activité humaine ne lui dit rien, sinon peut-être ce que l’on peut dire d’un seul mot : ‘’besoin’’, ‘’besoin vulgaire’’ »
Belle définition pour partir d’une base autre que celle de la psychologie contemporaine.
 
Hervé Hubert, le 91 marx 2017
 
 
 
MARX ET LA PSYCHOLOGIE II
 
Dans les Manuscrits de 1844 j’indiquais dans l’article Marx et la Psychologie I, le passage où Karl-Heinrich âgé de 26 ans se révèle être précurseur de la psychologie de demain, celle qui n’existe pas encore en ce début de XXIème siècle, tant elle s’est fourvoyée jusqu’à maintenant dans ce que Georges Canghillem décrivait de sa fonction de police de l’esprit dans son fameux article « Qu’est-ce que la psychologie ? » en 1958 : « Quand on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre ; si l’on va en montant, on se rapproche du Panthéon qui est le Conservatoire de quelques grands hommes, mais si on va en descendant on se dirige sûrement vers la Préfecture de Police ». A cette époque, le Département de Psychologie se situe à cet endroit de la rue Saint-Jacques et donne donc le choix en en sortant d’aller en montant vers un transfert dirigé vers la fonction du Père Mort et du Père Idéal,  ou en descendant vers la fonction de police de la pensée. Il poursuit d’ailleurs en évoquant les tests psychologiques infligés aux humains, les « testés » : « La défense des testés c’est la répugnance à se voir traité comme un insecte, par un homme à qui il ne reconnait aucune autorité pour lui dire qui il est et ce qu’il doit faire »
Marx est donc précurseur de ce qui n’est pas encore advenu. Précurseur ? C’est au moment où débutent les effets du transfert social de ce qui sera nommé Révolution Industrielle que Marx indique clairement : «  l’histoire de l’industrie et l’existence objective de l’industrie sont le livre ouvert des forces essentielles de l’homme, la psychologie de l’homme concrètement présente que, jusqu’à présent, on ne concevait pas dans son lien avec l’essence de l’homme ». Il oppose son analyse à la réduction classique : « on réduisait la réalité des forces essentielles de l’homme et son activité générique à l’existence universelle de l’homme, la religion ou l’histoire dans son essence abstraite universelle : la politique, l’art, la littérature, etc ». Cela est à nouveau d’une importance extrême quant à la situation de la psychologie, la psychanalyse aussi bien, aujourd’hui. L’essence abstraite et universelle sont la soupe quotidienne des sujets psychologiques ou des sujets de l’inconscient, fut-il lacanien. Cette abstraction a des effets meurtriers pour ceux qui subissent cette mise en cage catégorielle d’autant qu’elle est  toujours conjuguée  à la transcendance. Je définis la transcendance en me référant à François Châtelet, dans « Les années de démolition » (1) : «  Dans notre jargon de philosophes, un principe posé à la fois comme source de toute explication et comme réalité supérieure, nous appelons cela transcendance »
La puissance de la pensée Marx quant à son incidente sur la psychologie est impressionnante. Il  souligne l’impasse que représenterait une psychologie  qui serait basée sur l’homme défini comme concept abstrait universel. Il renforce ce point en le nouant à la transcendance : sa critique de la religion est essentielle et est soulignée ici dans son rapport à une histoire prise dans son essence abstraite universelle et ses effets quant à la façon de prendre la politique, l’art, la littérature. 
Que penser donc de cette science qui se donne des grands airs ? «  En faisant de l’esprit un petit univers à part, séparable et observable comme avec des appareils, on fait de l’esprit une chose, c’est-à-dire qu’on l’enterre comme esprit » répondra Canguilhem à propos de « la science psychologique ».  La sentence de Marx qui évoquant ceux qui font abstraction  du livre ouvert des forces essentielles de l’homme et, infatués nient donc leur lacune en nommant ce livre du concret  du mot « besoin, besoin vulgaire, ce qui est pour eux signe dévalorisant. Cela anticipe un certain mépris lacanien pour ceux qui ne sont pas nés munis de la théorie du signifiant et du désir et ne peuvent passer par ce défilé obligé pour toute psychanalyse digne de cette mondanité.
Alors quelle solution ? La réponse est dans la formulation de la question et la piste en est donnée dans le paragraphe des  Manuscrits de 1844  qui précède l’incidence sur la psychologie. 
 
 (1) François Châtelet, Les années de démolition, Editions Hallier, Paris, 1975, p. 263
 
 
© Hervé Hubert, le 96 marx 2017

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