dimanche 24 février 2019


Spontanéité révolutionnaire et direction consciente, par Antonio Gramsci (Cahiers de Prison, 3, § 34)


24 Février 2019 , Rédigé par Réveil CommunistePublié dans #Antonio Gramsci, #Théorie immédiate, #Communistes en Italie, #GQ, #Qu'est-ce que la "gauche"




Un Gramsci uchronique qui s'interroge sur les Gilets Jaunes ...



Extrait d'une édition électronique réalisée à partir du livre Gramsci dans le texte. Paris, Éditions sociales, 1975, 798 pages. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.

(§ 34, cahier de prison 3 selon numérotation Valentino Gerratana)

Texte riche et difficile qui va au cœur de la problématique de l'autorité et de la démocratie dans les organisations politiques prolétariennes. La pensée de Gramsci articule l'exigence stratégique du centralisme et du commandement, avec la nécessité de la démocratie ouvrière.(ndgq)

On peut donner plusieurs définitions du mot « spontanéité », car le phénomène auquel il se rapporte a plusieurs aspects. Il faut avant tout remarquer que la « pure » spontanéité n'existe pas dans l'histoire : elle coïnciderait avec la « pure » action méca­nique. Dans le mouvement « le plus spontané » les éléments de « direction con­scien­te » sont seulement incontrôlables, ils n'ont pas laissé de document authenti­fiable. On peut dire que pour cette raison, l'élément « spontanéité » est caractéristique de « l'his­toire des classes subalternes », et même de l'histoire des éléments les plus péri­phé­riques de ces classes, qui n'ont pas atteint la conscience de classe « pour eux-mê­mes », et qui par conséquent ne soupçonnent même pas que leur histoire puisse avoir la moindre importance et que cela puisse avoir une valeur quelconque d'en laisser des traces dans un but de documentation.

Il existe donc une « multiplicité » d'éléments de « direction consciente » dans ces mou­vements, mais aucun d'eux n'est prédominant, ou ne dépasse le niveau de la « scien­ce populaire » d'une couche sociale déterminée, le niveau du « sens com­mun », c'est-à-dire la conception du monde traditionnel qu'a cette couche sociale. C'est justement cet élément que De Man, empiriquement, oppose au marxisme, sans s'apercevoir (en apparence) qu'il tombe dans la position même de ceux qui, ayant décrit le folklore, la sorcellerie, etc., et après avoir démontré que ces façons de voir ont des racines historiques solides et sont enracinées de façon assez tenace dans la psychologie de certaines couches de la population, croiraient avoir « dépassé » la science moderne, et prendraient pour « science moderne » les petits articles de jour­naux scientifiques pour le peuple et les publications à bon marché par fascicules. C'est là un véritable cas de tératologie1 intellectuelle dont nous avons d'autres exemples - les admirateurs du folklore, précisément, qui soutiennent qu'il faut le conserver ; les partisans de la « magie » liés à Maeterlinck, qui considèrent qu'il faut prendre le cours du développement de l'alchimie et de la sorcellerie, qui a été brisé par la violence, pour remettre la science sur une voie plus féconde en découvertes, etc. Toutefois, De Man a, incidemment, un mérite : celui de montrer la nécessité d'étudier et d'élaborer les éléments de la psychologie populaire, du point de vue historique, et non sur le plan de la sociologie, de façon active (c'est-à-dire pour trans­former ces éléments par l'éducation, en une mentalité moderne) et non descriptive, comme il le fait ; mais cette nécessité était contenue au moins implicite­ment (et peut-être même a-t-elle été explicitement formulée) dans la doctrine d'Ilich2, chose que De Man ignore tout à fait.

Qu'il existe dans tout mouvement « spontané » un élément primitif de direction consciente, de discipline, cela est démontré de façon indirecte par le fait qu'il existe des courants et des groupes qui soutiennent la spontanéité comme méthode. A ce propos il faut faire une distinction entre les élé­ments purement « idéologiques » et les éléments d'action pratique, entre les théoriciens qui soutien­nent la spontanéité comme « méthode » immanente et objective du devenir historique, et les politiciens qui la soutiennent en tant que méthode « politique ». Chez les premiers il s'agit d'une conception erronée, chez les seconds il s'agit d'une contra­diction immédiate et mesquine qui laisse voir son origine pratique évidente, c'est-à-dire la volonté immédiate de substituer une direction déterminée à une autre. Même chez les théoriciens l'erreur a une origine pratique, mais elle n'est pas immédiate comme chez les autres. Le caractère apolitique des syndicalistes français d'avant-guerre contenait ces deux éléments : c'était une erreur théorique et une contradiction (il y avait l'élément « sorélien » et l'élément de concurrence entre la tendance politique anarcho-syndicaliste et le courant socialiste). Cet apolitisme était aussi la consé­quence des terribles événements parisiens de 1871 : la continuation, avec de nouvel­les méthodes et avec une brillante théorie, de trente ans de passivité (1870-1900) des ouvriers français. La lutte purement « économique » n'était pas faite pour déplaire à la classe dominante, bien au contraire. On peut dire la même chose du mouvement catalan qui, s'il « déplaisait » à la classe dominante espagnole, ne lui était déplaisant que parce qu'il renforçait objectivement le séparatisme républicain catalan, en don­nant lieu à un véritable bloc industriel républicain contre les grands propriétaires ter­riens, la petite bourgeoisie et l'armée monarchiste. Le mouvement turinois fut accusé en même temps d'être « spontanéiste » et « volontariste » ou bergsonien ! Cette accu­­­sation contradictoire, si on l'analyse, montre la fécondité et la justesse de la direc­tion qui avait été imprimée à ce mouvement. Cette direction n'était pas « abstraite » elle ne consistait pas à répéter mécaniquement des formules scientifiques ou théori­ques, elle ne confondait pas la politique, l'action réelle, avec la recherche particulière du théoricien ; elle s'appliquait à des hommes réels, qui s'étaient formés dans des con­di­tions historiques déterminées, avec des sentiments, des façons de voir, des frag­ments de conception du monde, etc. déterminés, qui résultaient des combinaisons « spon­tanées » d'un certain milieu de production matérielle, avec la « fortuite » agglo­mération d'éléments sociaux disparates. Cet élément de « spontanéité» ne fut pas négligé, et encore moins méprisé - il fut éduqué, orienté, purifié de tous les corps étran­gers qui pouvaient le souiller, afin de le rendre homogène, mais de façon vivante, historiquement efficace, grâce à la théorie moderne. On parlait, parmi les dirigeants eux-mêmes, de la « spontanéité » du mouvement ; et il était juste qu'on en parle : cette affirmation était un stimulant, un élément énergétique, un élément d'unification en profondeur. Plus que toute autre chose, c'était une façon de nier qu'il s'agissait de quelque chose d'arbitraire, d'aventureux, d'artificiel, d'un mouvement qui ne serait pas historiquement nécessaire. Cela donnait à la masse une conscience « théorique», cela faisait d'elle la créatrice de valeurs historiques, la créatrice d'insti­tutions, la fondatrice d'États. Cette unité de la « spontanéité » et de la « direction con­sciente», ou encore de la « discipline », voilà ce qu'est précisément l'action politique réelle des classes subalternes, en tant qu'elle est une politique de masse et non une simple aventure de groupements qui se réclament des masses.

A ce sujet, une question théorique fondamentale se pose : la théorie moderne peut-elle être en opposition avec les sentiments « spontanés » des masses ? (« Spon­tanés », dans le sens qu'ils ne sont pas dus à une activité éducatrice systématique de la part d'un groupe dirigeant déjà conscient, mais qu'ils se sont formés au travers de l'expérience quotidienne éclairée par le « sens commun », c'est-à-dire par la con­ception populaire traditionnelle du monde, ce qu'on appelle, de façon plus terre-à-terre, « instinct », et qui n'est lui-même qu'une acquisition historique primitive et élé­men­taire). Non, il ne peut y avoir opposition : il y a entre eux une différence « quan­titative », de degrés, non de qualité : il doit y avoir, pour ainsi dire, une « réduc­tion » possible, un passage des uns à l'autre, et vice versa. (Ne pas oublier que Kant tenait à ce que ses théories philosophiques soient d'accord avec le sens commun ; on retrouve la même position chez Croce : se rappeler cette affirmation de Marx dans La Sainte Famille, que les formules de la politique française de la Révolution se réduisent aux principes de la philosophie classique allemande.) Négliger, et, ce qui est pire, mé­priser les mouvements dits « spontanés », c'est-à-dire renoncer à leur donner une direction consciente, à les hausser sur un plan supérieur en les insérant dans la poli­tique, peut avoir souvent des conséquences très sérieuses, très graves. Il arrive pres­que toujours qu'un mouvement « spontané » des classes subalternes soit accom­pa­gné d'un mouvement réactionnaire de la droite de la classe dominante, pour des motifs concomitants : une crise économique, par exemple, détermine d'une part un mécon­ten­­te­ment des classes subalternes et des mouvements spontanés des masses, et de l'autre elle détermine des complots de la part de groupes réactionnaires qui profitent de l'affaiblissement objectif du gouvernement pour tenter des coups d'État. Parmi les causes efficientes de ces coups d'État il faut placer le refus des groupes responsables de donner une direction consciente aux mouvements spontanés et à faire par là qu'ils deviennent un facteur politique positif. Exemple : les Vêpres siciliennes3 et les dis­cussions des historiens pour établir s'il s'agit d'un mouvement spontané ou d'un mouvement concerté : il me semble que les deux éléments se soient combinés dans les Vêpres siciliennes : l'insurrection spontanée du peuple sicilien contre les Proven­çaux, qui s'est étendue avec une rapidité telle qu'elle pouvait donner l'impression d'actions simultanées et par conséquent concertées, tant l'oppression était alors deve­nue intolérable sur toute l'étendue du territoire national, et, d'autre part l'élément conscient d'importance et d'efficacité diverses, où prédominait la conjuration de Giovanni di Procida contre les Aragonais. On peut tirer des exemples de toutes les révolutions passées où les classes subalternes étaient assez nombreuses et hiérar­chisées par leur situation économique et par leur homogénéité. Les mouvements « spontanés » des couches populaires plus vastes rendent possible l'accession au pouvoir de la classe subalterne la plus progressive du fait de l'affaiblissement objectif de l'État. C'est là encore un exemple « progressif » ; mais dans le monde moderne les exemples régressifs sont plus fréquents.

Une conception historico-politique scolastique et académique est la conception selon laquelle n'a de réalité et de dignité que le mouvement qui est conscient à cent pour cent, et qui, même, est déterminé par un plan minutieusement tracé à l'avance, ou qui correspond (ce qui revient au même) à la théorie abstraite. Mais la réalité est riche des combinaisons les plus bizarres, et c'est le théoricien qui doit, dans cette bizarrerie, retrouver la preuve de sa théorie, « traduire » en langage théorique les éléments de la vie de l'histoire, et ce n'est pas, en sens contraire, la réalité qui doit se présenter selon le schéma abstrait. Cela ne se produira jamais et par conséquent cette conception n'est que l'expression d'une passivité. (Léonard de Vinci savait trouver le nombre dans toutes les manifestations de la vie cosmique, même lorsque les yeux des profanes n'y voyaient qu'arbitraire et désordre.) (P.P., pp. 55-59.) [1930]



Notes


1 Tératologie : étude des anomalies, des monstruosités chez l'être vivant.


2 Vladimir Illich Lénine.


3 On appelle Vêpres siciliennes le mouvement insurrectionnel qui éclata à Palerme, le lundi de Pâques 1282 contre les troupes provençales de Charles d'Anjou, roi de Naples. Le mouvement, qui débuta par le massacre de plusieurs milliers de Français aboutit à chasser de Sicile la Maison d'Anjou et à établir sur le trône Frédéric d'Aragon. Cette révolte fut à la fois le résultat de la colère populaire contre le régime de terreur instauré par Charles d'Anjou et de l'action de certains nobles contre les Angevins en faveur des Aragonais, parmi lesquels le médecin et lettré Giovanni di Procida.







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