dimanche 4 mars 2018

L’isolement d’Haïti

Haïti fut conquise par les Espagnols en 1492 ; l’asservissement puis le génocide des paisibles Taïnos et la traite négrière s’ensuivirent. Délaissée ensuite par les conquérants, Haïti conserva le rôle d’administration centrale et de laboratoire initiant des expériences visant les autres possessions espagnoles dans le nouveau continent. Haïti fut quasi abandonnée à elle-même pendant environ un siècle, les Français en profitèrent pour s’y établir. Par le traité de Ryswick (1697), l’Espagne dut céder à la France le tiers occidental de l’île.
Publié le 2016-12-29 | Le Nouvelliste
1 / 4
Idées & Opinions -
Sous les Français, Hispaniola, ci-devant Ayiti, devenait Saint-Domingue et avait à son actif vers 1789 environ 60% de la production mondiale de café et 40% du sucre importé par la France et l’Angleterre ; de plus, sur elle reposait près de 2/3 des intérêts commerciaux et 40 % des échanges commerciaux de la France. Mais, cette richesse avait été bâtie sur l’esclavage. Ce système odieux avait atteint son paroxysme après des siècles de discrimination humaine, brutale et aliénante. Les esclaves se soulevèrent et l’histoire retient cette insurrection (1791-1804) comme le seul soulèvement réussi d’esclaves opprimés dans l’histoire de l’humanité ; mouvement qui engendra la première révolte triomphante contre le colonialisme. L’indépendance prononcée et Haïti servant de modèle dans la lutte contre le colonialisme et l’esclavage, elle fut, en conséquence, mise en quarantaine par les puissantes nations. Mettant l’emphase sur cet isolement prononcé et permanent, il faut noter que : « … Haïti peut être vue comme une victime de l’isolement international tant au niveau politique qu’économique. Les puissances coloniales et les États-Unis d’Amérique, n’acceptant l’existence d’une république nègre ou craignant des révoltes similaires sur leurs propres plantations sur lesquelles l’esclavage était de rigueur, avaient évité toutes relations avec Haïti ; à travers ce procédé, ils ont contribué à l’établissement d’une société appauvrie… Pour sûr, l’expérience coloniale française avait laissé les Haïtiens totalement non préparés pour une autonomie démocratique ordonnée, toutefois, l’isolement marqué de l’après-indépendance avait pratiquement assuré l’exclusion d’influences libérales qui pourraient guider Haïti vers un développement politique et économique nettement différent. Par ailleurs, cependant, il était possible que les gouvernements occidentaux de l’époque, et même ceux de XXe siècle, avaient été incapables de traiter avec une république noire sur une base égalitaire. L’Occupation américaine d’Haïti (1915-1934) a apporté peu de structure durable à la culture politique ou aux institutions du pays… » (Library of Congress / Federal Research Division, dans traduction JL) « … Tandis que d’autres nations caribéennes et latino-américaines évoluaient sous les yeux protecteurs des propriétaires terriens d’Europe, Haïti poursuivit sa propre voie. Et en ayant acquis très tôt l’indépendance, Haïti a inventé une culture qui est unique dans le monde. Une culture construite à travers le syncrétisme de diverses croyances et pratiques africaines en conjonction avec celles des natifs Taïnos de l’île en plus des influences européennes, espagnole et française. » (Florida Museum of Natural History, dans traduction JL) Après avoir remporté la guerre contre l’esclavage – la première guerre victorieuse contre le colonialisme de l’histoire de l’humanité – Haïti dut donc payer des dédommagements à ses ex-oppresseurs. Cette lourde et écrasante indemnité avait occasionné diverses formes d’emprunts et ainsi creusé l’endettement du pays. Haïti vivait de même sur le qui-vive, craignant un retour armé et en force des colonialistes. Parallèlement, Haïti était confrontée à une grande pénurie économique et financière. La source de richesse, l’agriculture, était physiquement en ruine, la plupart des plantations ayant été ravagées par la guerre de l’Indépendance. De plus, la gestion même de la structure agraire était devenue problématique ; la colonie avait été rendue prospère par le travail forcé des esclaves dirigés, assujettis et abêtis par les colons blancs. Haïti, devenue indépendante, avait des paysans libres qui ne voulaient plus travailler (pour de nouveaux maîtres) après des siècles d’esclavage et qui réclamaient leurs propres terres. En dépit de la liberté annoncée, dès 1804 se formait un gouvernement despotique contrôlé par une petite mais puissante élite. Laquelle élite s’associa au début avec des négociants consignataires étrangers qui s’installèrent dans les principaux ports de la République, pratiquant le commerce d’import/export. L’économie haïtienne se retrouvait sous la houlette des étrangers qui trouvèrent aussi des moyens pour contourner la Constitution qui interdisait aux blancs de devenir propriétaires… Quant à la communauté internationale, elle était nettement hostile à une nation d’anciens esclaves noirs qui avaient osé défier l’ordre mondial. Les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne et l’Espagne étaient des nations qui maintenaient encore l’esclavage ; la révolution antiesclavagiste haïtienne était alors un modèle qu’il fallait aliéner par crainte de mouvements similaires dans leurs propres possessions. Bien que la Grande-Bretagne et les États-Unis aient gardé certaines relations commerciales minimales avec Haïti, ils considéraient la jeune nation comme un paria international. Le monde, à cette époque, était en plein changement. La Révolution industrielle, fin du XVIIIe et début du XIXe siècle, prenait corps dans l’histoire du monde. Des transformations s’opéraient en faveur des nouvelles techniques et machineries mises au point, une situation qui tendait à réduire à moyen et long terme le potentiel économique d’Haïti, d’une part. Après l’indépendance, d’autre part, la carence de ressources naturelles appropriées pour l’industrialisation, la pénurie de capitaux et d’industriels expérimentés, en plus de l’aliénation internationale, condamnaient Haïti et son potentiel de développement économique et industriel de plus en plus. L’hostilité de la communauté internationale vis-à-vis d’Haïti, d’où sa marginalisation prononcée, a aussi signifié que la Révolution industrielle avait ‘by-pass’ Haïti. En conséquence, Haïti fonctionne de nos jours encore avec des services de base désuets et des techniques agricoles surannées et dépassées. En réalité, plus de 213 ans après la révolution haïtienne, et presque autant après l’avènement de la Révolution industrielle, Haïti est une nation où cette Révolution industrielle ne s’est jamais produite. À ce carrefour important de l’histoire de l’humanité, d’autres techniques de ‘by-pass’ semblent encore s’appliquer contre Haïti (et nous y prêtons le flanc) … Après 1804, Haïti eut donc des relations commerciales notamment avec l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique. Quant à la France, elle exerçait une menace et une pression intense sur Haïti. En ce qui a trait au dossier de l’indemnité : D’abord, il faut spécifier que « le mécontentement prit, en effet, des proportions inquiétantes, pour la paix publique du jour que le Président avait accepté l'Ordonnance royale du 17 avril 1825. La nation se sentit blessée dans sa fierté. Et cela se conçoit aisément. Ce fut une redoutable responsabilité pour ce chef d'État : avoir consenti, vingt ans seulement après les luttes mémorables de la guerre de l'Indépendance, à ce que le Roi de France nous octroyât une Indépendance qui était en notre possession, comme à des sujets révoltés auxquels il voulut bien pardonner, c'était, au regard du pays, une trahison de ses intérêts les plus chers, un crime inexpiable. » (Anténor Firmin - M. Roosevelt, président des États-Unis et la République d'Haïti, 1905) Ensuite, « dès la première année, car lorsqu’il fallut faire un premier versement de 30 millions, le gouvernement haïtien ne put tirer de ses caisses que 5 300 000 francs, si bien qu’il dût, pour compléter la somme, contracter à Paris un emprunt de 25 millions. La France s’était réservée, en même temps, le privilège de ne payer aux douanes haïtiennes que la moitié des droits prélevés sur le commerce étranger, ce qui occasionna encore pendant dix ans un déficit annuel de 1 600 000 francs sur un revenu total d’environ sis millions de francs ». (Alexandre Bonneau, Haïti, son progrès - son avenir, 1862) En 1838, l’administration de Louis Philippe reconsidéra la politique de Charles X et un double traité mettait l’emphase, d’une part, sur la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti, et d’autre part sur la réduction de ladite indemnité à 90 millions de francs et dont le paiement n’était plus attachée à la reconnaissance proprement dite. La Hollande, la Prusse, la Suède et le Danemark reconnaissaient l'indépendance d'Haïti peu après. De plus, en dépit des aides fournies par Dessalines à Miranda en 1805 et par Pétion à Bolivar en 1816 dans le cadre de la guerre victorieuse de libération de l’Amérique latine - qui forgea quelques années plus tard le Venezuela, la Colombie, le Pérou, l’Équateur et la Bolivie, Ainsi, Haïti porta l’Amérique du Sud sur les fonts baptismaux. Néanmoins, cédant aux exigences de l’Union américaine, influencé par les américains esclavagistes - Bolivar exclut Haïti du Congrès de Panama qui consacrait l’indépendance des nouveaux États de l’Amérique méridionale en 1821. En 1826, il y eut un second congrès à Panama qui, cette fois, visait plutôt l’organisation d’une solidarité interaméricaine. Toujours à l’instigation de Bolivar, influencé encore par les Américains, Haïti était à nouveau exclue. Pour justifier cette seconde exclusion, les Etats-Unis prétextèrent l’accord d’indemnisation avec la France, en d’autres termes l’ordonnance de Charles X du 17 avril 1825, pour modeler une attitude contre Haïti, la première République noire. Dans un message au Congrès américain le 6 décembre 1825, « le président Quincy Adams disait que les Haïtiens avaient accepté une ‘indépendance fictive’ et que les ‘concessions accordées à une puissance européenne étaient incompatibles avec l’indépendance déclarée et maintenue’ ». Qui plus est, « le secrétaire d’État Clay refusa lui-même l’admission d’Haïti au Congrès de Panama de 1826, parce que, prétendait-il, les Haïtiens avaient accepté de la France ‘une souveraineté nominale, accordée par un prince étranger, avec octroi d’avantages commerciaux exclusifs et sous des conditions équivalant à un état de vasselage colonial et ne laissant de l’indépendance rien que le nom’. En réalité, le préjugé de couleur et la survivance de l’esclavage suffisaient à expliquer une conduite si peu amicale, en contradiction avec l’empressement que les États-Unis avaient mis à reconnaître, dès 1822, l’indépendance des colonies détachées de l’Espagne». (Dantès Bellegarde, La nation haïtienne, 1938) De surcroît, les pays de l’Amérique latine qu’Haïti avait aidés victorieusement dans leur guerre de libération, la Colombie, le Pérou, etc. avaient aussi encouragé la mise à l’écart d’Haïti du Congrès de Panama. Sauf le Guatemala, par contre, avait opté pour la présence d’Haïti, mais sa voie fut rapidement étouffée. La conséquence immédiate du refus hostile de la participation d’Haïti à ce congrès hémisphérique fut un grand silence et une aliénation totale qui dura jusqu’à la fin de la deuxième Guerre Mondiale (1945), alors que des États noirs de l’Afrique et de la Caraïbe faisaient irruption sur la scène internationale. (Jean Coradin, Histoire diplomatique d’Haïti 1804-1843, Tome I, 1987) Toutefois, après d’actives négociations avec les puissances internationales, Haïti finit par signer un Concordat avec le Saint-Siège le 28 mars 1860. En fonction de la guerre de Sécession, les États-Unis reconnurent l’indépendance d’Haïti le 5 Juin 1862. Le 1er juin 1880, sous Salomon, Haïti joint l'Union postale internationale… très peu d’actions ensuite tendant vers la reconnaissance d’Haïti pendant quelques décennies, quand arriva l’occupation américaine de 1915.

Jean Ledan fils Auteur
Ses derniers articles

    Aucun commentaire:

    Enregistrer un commentaire