vendredi 2 mars 2018


FACEBOOK ET SES MILLIARDS

En se basant sur les données du plus récent rapport annuel de Facebook et sur les déclarations récentes de son président, les médias du Québec ont rapporté environ 23 millions de dollars au réseau social fondé par Mark Zuckerberg. Que la moitié de cette somme soit rendue aux producteurs des contenus qui contribuent à l’enrichir serait la moindre des choses.

Les deux milliards d’abonnés de Facebook. Visualisation apparaissant sur le profil de Mark Zuckerberg.

Tout a commencé le 19 janvier quand le président de Facebook a fait une rare révélation.




Mark Zuckerberg donnait des précisions sur son annonce de la semaine précédente selon laquelle l’algorithme de Facebook allait être modifié afin de permettre des «interactions sociales plus significatives». En clair, Facebook accordera la priorité au contenu provenant de vos amis, de votre famille ou des groupes dont vous faites partie, sur votre fil d’actualités, au détriment du contenu produit par des entreprises, des marques… ou des médias.

Au sujet des médias, justement, Zuckerberg nous a appris dans son message que la proportion de nouvelles qui se retrouve dans le fil d’actualité de l’utilisateur moyen de Facebook va passer de 5% à environ 4%.


Le jeune pdg levait ainsi le voile sur un pan du mystérieux algorithme de sa société. Pour la première fois, on apprenait que l’information produite par des journalistes, payés par des entreprises de presse, constituait 5% du contenu que Facebook nous sert à chaque fois qu’on s’y connecte.

Parfait! Mettons cette donnée de côté quelques instants et plongeons maintenant dans le rapport annuel 2017 de Facebook, rendu public le 31 janvier.
Près de 40 milliards $ de revenus publicitaires en 2017



En 2017, Facebook a déclaré un chiffre d’affaires de 40,653 milliards de dollars US. Plus de 98,2% de cette somme (39,942 milliards $US) provient de la vente de publicité.

Dans le graphique ci-contre, on a la répartition de ces revenus publicitaires en fonction de quatre grandes régions du globe.

Le bleu le plus foncé, en bas de chaque barre de l’histogramme, c’est les États-Unis et le Canada. Dans la tranche au-dessus, c’est l’Europe. En haut, c’est l’Asie-Pacifique. Et en bleu pâle, tout en haut, c’est le reste du monde.

Ainsi, en 2017, les revenus publicitaires de Facebook en Amérique du Nord se sont élevés à 19,484 milliards $US.

Il y a une autre donnée intéressante contenue dans les rapports financiers de l’entreprise. Il s’agit de ce qu’elle appelle ses «Monthly Active Users (MAU)», ou encore ses utilisateurs actifs mensuels. En voici la répartition selon les mêmes régions que tout à l’heure.



Il y avait donc, en 2017, une moyenne de 237 millions d’utilisateurs actifs mensuels de Facebook en Amérique du Nord.

Facebook combine cette donnée avec son chiffre d’affaires pour calculer un indice qu’ils ont baptisé leur «Average Revenue Per User (ARPU)» ou chiffre d’affaires moyen par abonné.

C’est ainsi qu’on peut calculer que:
chaque abonné nord-américain de Facebook a rapporté 82,21$ en revenus publicitaires à l’entreprise en 2017.
La part du Québec

Maintenant, combien compte-t-on d’utilisateurs québécois de Facebook? On n’a pas beaucoup de données fiables là-dessus. Comme on n’a aucune raison de penser que les Québécois sont moins actifs sur Facebook que les autres Nord-Américains (au contraire, ils sont plus actifs que les autres Canadiens, selon le CEFRIO), il est tout à fait raisonnable de faire une extrapolation à partir de la population générale.

La part de la population du Québec (en bleu) dans le reste de l’Amérique du Nord

Il y avait 362,427 millions de Nord-Américains au 1er juillet 2017 (population combinée des États-Unis [325,719 millions d’habitants] et du Canada [36,708 millions]). De ce nombre, 8,394 millions sont des Québécois, une proportion de 2,316%. On peut ainsi déduire que, sur le nombre total d’utilisateurs mensuels actifs de Facebook au Canada et aux États-Unis, soit 237 millions, on compte 5,49 millions de Québécois. Rappelons que, selon le CEFRIO, ce nombre pourrait être plus grand encore, mais restons conservateurs.

Puisque chaque abonné nord-américain a rapporté 82,21$ en revenus publicitaires, en 2017, les Québécois auraient donc permis à Facebook d’engranger 451,2 millions de dollars cette année-là. Selon le taux de change annuel de la Banque du Canada, cela équivaut à 586,0 millions de dollars canadiens. Voilà le poids du Québec dans les revenus publicitaires de Facebook.
La part des médias

Revenons maintenant au 5% dévoilé par Mark Zuckerberg au début de ce texte. Si on l’applique au montant qu’on vient de calculer, cela donne 29,3 M$. Mais restons conservateurs et tenons compte du fait que les Québécois, lorsqu’ils vont sur Facebook, consultent et partagent aussi des nouvelles venant de l’extérieur du Québec. Nous allons donc réduire à 4% la proportion du fil d’actualités des abonnés québécois de Facebook qui provenait des médias québécois en 2017.
Cela signifie donc que la part des revenus publicitaires de Facebook qui est attribuable au contenu produit par les médias d’information québécois est de 23,4 millions de dollars canadiens.
Une autre façon de calculer

Afin de valider mon estimation, j’ai consulté l’avocate fiscaliste Marwah Rizqy, collègue de l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke. Il appert qu’elle avait déjà estimé, en 2016, la part canadienne des revenus publicitaires de Facebook en se servant d’une autre information qu’elle avait repérée dans le rapport annuel de l’entreprise pour cette année-là à la page 66:


Ce passage nous dit qu’en 2016, le chiffre d’affaires de Facebook provenait à 46% des États-Unis. Cette année-là, les revenus publicitaires mondiaux de Facebook s’élevaient à 26,885 milliards de dollars. S’ils sont à 46% américains (12,367 G$) et qu’on sait que les revenus publicitaires nord-américains sont de 13,558 G$, on peut ainsi déduire que les revenus publicitaires de Facebook au Canada étaient de 1,191 milliard de dollars US en 2016.

En appliquant le même calcul à 2017, on obtient des revenus publicitaires canadiens de 1,90952 G$US pour Facebook au Canada. La part du Québec, en proportion de sa population, s’élèverait donc à 436,649 millions de dollars US, ou 567,03 millions $CAD selon le taux de change annuel de la Banque du Canada.

Ainsi, selon la méthode de calcul de Mme Rizqy, la part (4%) des revenus publicitaires de Facebook qui serait attribuable au contenu produit par les médias d’information québécois serait de 22,7 millions $CAD, une estimation très proche de la mienne.
Une estimation conservatrice

Au Canada, les médias représentent une plus grande proportion que le 5% indiqué en janvier par le pdg de Facebook, selon Mme Rizqy. Elle souligne que le 5% avancé par Mark Zuckerberg est une estimation de la moyenne mondiale et qu’il est raisonnable de penser que ce pourcentage peut être plus élevé au Canada.

Elle me rappelait aussi que le contenu provenant des médias d’information a généralement une plus grande valeur que les memes et autres savoureux divertissements qui pullulent sur Facebook puisqu’il intéresse des adultes généralement éduqués, le public que cherchent justement à rejoindre les annonceurs de Facebook. Selon elle, les médias d’information rapporteraient dans les faits bien plus que les quelque 23 millions que j’ai calculés.

La page de TVA Nouvelles est, de loin, la page Facebook d’information la plus populaire au Québec avec plus d’un million de «J’aime».

Mais puisqu’on n’a aucune autre donnée à se mettre sous la dent, il faut se contenter de cette estimation conservatrice.

Maintenant, on peut se demander quelle proportion de ces 23 millions de dollars devrait revenir aux médias d’information québécois?

Bien sûr, il faut tenir compte du fait que les médias tirent aussi certains revenus de la diffusion de leurs contenus sur Facebook. Il ne faut pas oublier, également, que le réseau social doit investir afin de générer des revenus.

Mais il faut aussi se dire que la richesse de Facebook repose sur les contenus qu’elle permet à ses abonnés de diffuser et qu’il est temps qu’une partie de cette richesse percole jusqu’aux producteurs de ces contenus.

À mon humble avis, la moitié de la somme que j’ai calculée serait raisonnable: 11,5 millions de dollars canadiens pour 2017.
Rupert Murdoch demande aussi à Facebook de payer

Photo tirée du profil Twitter de Rupert Murdoch (https://twitter.com/rupertmurdoch)

J’exagère? Je ne crois pas. Le pdg de News Corp Rupert Murdoch a demandé exactement la même chose dans un communiqué émis le 22 janvier dernier. Il n’a pas précisé le montant qu’il réclame de Facebook, mais il a été clair:
Facebook […] should pay those publishers.

Par «publishers», il entend les entreprises de presse qui, comme la sienne, «are obviously enhancing the value and integrity of Facebook through their news and content but are not being adequately rewarded for those services».

Selon mes calculs, les services que les médias québécois ont rendu à Facebook en 2017 valent 23 millions de dollars. Que Facebook leur en redonne la moitié serait la moindre des choses.


Et au Canada?

À l’échelle canadienne, Facebook a récolté près de 100 M$CAN en revenus publicitaires grâce aux contenus produits par les médias l’an dernier. En excluant le Québec, cela donne environ 77 M$. Il faudrait ainsi que Facebook rende environ 38,5 M$ aux médias du Canada hors-Québec… ou que les gouvernements adoptent des lois qui permettraient aux journalistes canadiens d’avoir leur part des revenus qui sont tirés de la distribution de leurs contenus.
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Jean-Hugues Roy

Professeur de journalisme, École des médias, UQAM (http://jhroy.ca).

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