vendredi 10 mars 2017

Le vrai visage de la colonisation en Algérie

« Le scandale, ce n’est pas de cacher la vérité, mais de ne pas la dire tout entière. » G.Bernanos "Les attardés du colonialisme me poursuivent de leur vindincte" René Vautier
 
Il y a quelques jours, Emmanuel Macron, un des candidats à la présidentielle française de 2017, vient de jeter un pavé dans la mare en affirmant, notamment et tout de go, à partir d’Alger, « que la colonisation était un crime contre l’humanité ». Il n’en fallait pas plus pour soulever un tollé à droite et à l’extrême droite. Pour autant, comme nous allons le rappeler, Emmanuel Macron ne confirmait ainsi en quelques mots que ce que l’histoire objective de la colonisation nous a appris. 
 
 
Pour bien le comprendre, partons de l’année 1930. En effet, 1930 est une année bien symbolique pour aborder un tel sujet. Cette année-là, toute une « intelligentsia » de la Métropole et de la colonie est mobilisée pour fêter avec faste le centenaire de la « présence française » en Algérie [1]. Pour le pouvoir colonial, nul-doute : c’est « leur Algérie » qu’on allait célébrer.
A travers maints événements (conférences, rencontres, fêtes etc.), en Algérie et dans le monde, alimentés en timbres postaux, médailles, livres, brochures, films, « rien n’est économisé pour impressionner le colonisé, l’étranger et peut-être le colonisateur lui-même. » [2] C’est l’occasion de mettre en avant les méthodes et les résultats de la colonisation. Dans toute cette propagande, il nous a paru utile de rappeler comment les romans coloniaux de l’époque présentaient la situation.
 
C’est un beau roman...
 
Tout en mettant en valeur les « brillants exploits » des grandes figures militaires de la conquête, notamment le maréchal de Bourmont [3], les maréchaux et autres généraux, les romans coloniaux exaltent au mieux le colon, symbole de cette nouvelle race qui a été implantée en Algérie, apportant ce sang nouveau nécessaire à la régénération d’un pays peuplé jusque-là de « déchets d’humanité, de dégénérés, abrutis par des siècles de servitude, de paresse, d’insouciance, de stupidité, d’êtres dégradés, réfractaires à toute civilisation, qui n’ont jamais été, qui ne seront jamais des civilisés. [4] »
 
Le succès économique de la colonie que l’on célèbre résulte du travail opiniâtre des colons sur une terre particulièrement ingrate. Dès leur arrivée en Algérie, « minés par la fièvre mais soutenus par une volonté de fer, les colons avaient appris à lutter jusqu’à la fin ; ils savaient mourir debout, comme les soldats sous le feu, cherchant pour dernier appui le manche de la bêche ou de la charrue. [5] » Le mythe est là : le colon martyre, véritable « soldat laboureur », tenant le fusil d’une main et labourant de l’autre pour, le soir venu, rejoindre les baraques de planches qui lui servent de logis, quand ce ne sont pas des tentes militaires.
 
C’est donc dans cet univers « de brutalité, de violence, et de luttes », que les colons réalisent leur « œuvre créatrice ». 
 
Boufarik, une petite bourgade de la Mitidja, dans la région d’Alger, symbolise à elle seule cette réussite. Dans cette plaine, que la propagande officielle décrit comme un désert d’eaux stagnantes et nauséabondes, le village de Boufarik, présenté comme l’endroit le plus mortel, devient source d’inspiration pour la littérature coloniale. Pour ces écrivains aux ordres, « il n’était qu’un point d’eau devant l’emplacement d’un marché hebdomadaire indigène, Boufarik la grande victime de (la tribu) des Hadjoute, de la fièvre, de l’incendie, du pillage et des sauterelles. [6] » 
 
Tous les thèmes chers à la propagande coloniale sont là et le resteront pour longtemps : marécages infestés de moustiques et de sauterelles porteurs de malaria et autres épidémies ; tribus sanguinaires pillant et incendiant. Plusieurs décennies après, l’Algérie, « œuvre des colons qui l’ont arrosée de leur sueur » sera toujours magnifiée de la sorte. « Les champs de céréales aux terres propres et aux moissons régulières, les vignobles avec leurs rangées alignées au cordeau, les quadrillages rigoureux des vastes vergers et le damier des cultures maraîchères dessinent un paysage géométrique dans des plaines autrefois marécageuses. [7] »
Tout cela est tellement « évident » que pendant la célébration du centenaire, « pas une voix discordante ne s’est élevée, spécialement (de la part des indigènes), qui, toujours et en tous lieux, ont témoigné éloquemment de leur loyalisme ardent et indéfectible.[8] » Autrement dit, le pays est désormais pacifié et certains d’entre eux sont en voie de civilisation. Mieux, grâce à l’éducation que leur a prodiguée la colonisation, certains indigènes font oublier le fanatisme légendaire et la barbarie primitive de leur race, et accèdent au statut d’« individus à morale et à idéal civilisé ». Car, nous explique-t-on, « En Algérie, nos colons enracinent la France dans le sol, mais nos maîtresses l’enracinent dans les cœurs. [9] » Au point, selon les plus optimistes, que « l’esprit de la race berbère se transforme. Aujourd’hui, est née une seule et même famille française. [10] » Un enthousiasme, que tempèrent toutefois les plus radicaux, inquiets de cette évolution des indigènes. « N’ayant fait qu’un apprentissage insuffisant de la liberté, ils n’ont en général des élites que les apparences, et de notre civilisation, quand ils s’évertuent à la copier, qu’un vernis souvent inconsistant.[11] »
 
C’est donc dans une sorte d’euphorie générale que les festivités du centenaire célèbrent « l’œuvre accomplie en un siècle sur la terre d’Afrique par la France colonisatrice, ..., dans le but de la perpétuer dans la mémoire des contemporains et de ceux qui suivront. [12] » 
 
C’est une belle histoire...
 
A la veille de l’indépendance, l’historiographie officielle (représentée ici par les travaux de L.Mouilleseaux [13]) continue d’emboîter le pas. A coups d’analyses et de chiffres, elle se charge de présenter, de façon plus concrète et moins romancée, les prétendus bienfaits de la colonisation. Elle y présente l’Algérie comme un pays ouvert à tous. 
On était loin, il est vrai, du débarquement inopiné, en 1832, de 400 « colons » rhénans sur le pavé de la Casbah d’Alger.
L’ouverture de la colonisation aux français de la Métropole débuta réellement avec Bugeaud et son idéal de « soldats laboureurs » auxquels il offre de petites concessions de 4 à 10 hectares, vouées à la monoculture des céréales, et regroupées en villages faciles à défendre. 
 
En 1848, arrivèrent ces 12 000 ouvriers parisiens, au chômage et frondeurs, vainqueurs de Louis Philippe, et que la Seconde République expédia en Algérie. Puis, le Second Empire envoya les déportés du 2 décembre pour, finalement, s’en tenir aux grandes concessions, accordées aux capitalistes agraires et fonciers. 
 
A la veille de 1870, on n’avait guère créé plus de 37 villages. La IIIème République reprit à son compte la démarche de Bugeaud. Les Alsaciens/Lorrains, qui refusaient la nationalité allemande, furent installés sur les terres séquestrées suite à l’insurrection d’El Mokrani. 
 
Dès lors, de 1871 à 1901, 428 villages sont fondés, peuplés de 55 000 métropolitains. Puis, la crise viticole métropolitaine, consécutive au phylloxéra, aidant, de nouvelles familles d’agriculteurs confirmés, originaires du Midi, renforcèrent massivement la colonisation agricole et l’ouvrirent sur de nouvelles productions, notamment viticoles. Pour accélérer le mouvement, la colonisation agricole fut également ouverte aux étrangers. Les Espagnols, habitués au climat, créèrent des villages maraîchers dès 1850 sur le littoral algérois, puis dans la région oranaise.
 
Cependant, malgré l’importance accordée dans la propagande officielle et la littérature à cette présence agricole, c’est, selon les historiens, la présence non agricole qui fut la plus importante, et aussi la plus significative en termes d’effets économiques. Dans ce cadre, la part des étrangers est encore plus nette. Les quartiers modernes construits à Alger sont, pour l’essentiel, le fruit du travail des maçons Piémontais. Les routes furent ouvertes par les rouliers Valenciens. L’activité de pêche dut beaucoup au savoir-faire des Siciliens. Il y eut aussi des Rhénans, des Suisses, des Maltais. 
 
Cependant, cette multitude d’ethnies, qui représenta 40% de la population coloniale, commença à poser problème car elle menaçait le caractère français de la colonisation. Aussi, une loi de 1889 naturalisa automatiquement, à leur majorité, les fils d’étrangers nés sur « le territoire national », sauf revendication contraire. Et, afin d’« éviter que les valeurs traditionnelles de la France ne soient submergées par celles des nouveaux naturalisés », le développement de l’école se chargea de les franciser. Après tout, n’avait-on pas réussi, dès 1871, avec le décret Crémeux, à franciser les israélites, pourtant d’origine autochtone, parlant l’arabe et fort nombreux (130 000 âmes) [14] ?
 
Grâce à ces politiques de peuplement et de naturalisation, la structure démographique de l’Algérie se modifie radicalement. L’accroissement de la population européenne est alimenté exclusivement par l’immigration jusqu’en 1851. Puis, ce sont les naissances en Algérie qui font l’essentiel de la croissance. Au point qu’en 1960, 87% des 1 200 000 Français d’Algérie sont nés sur la terre d’Afrique et que certaines familles en sont à leur cinquième génération. Enfin, progressivement, la part des ruraux sur les citadins ne cessa de diminuer : 40% en 1856, 28% en 1926 et 17% en 1954. 
 
Parallèlement, la population musulmane, qui se composait, selon l’historiographie dominante, de quelques 3 millions d’individus en 1830, « ne progressa guère jusqu’en 1870 » (doux euphémisme !) car, « Les famines, les épidémies, les luttes entre tribus assuraient un frein efficace à l’accroissement du nombre d’habitants. » Après 1870, selon cette même historiographie, « la démographie musulmane allait croître sous l’effet bénéfique de l’action sanitaire et médicale », de sorte qu’en 1954, on compta près de 9 millions de musulmans, soit une multiplication par 3 par rapport à 1830. Par ailleurs, cantonnés à plus de 90% dans les campagnes en 1830, ceux-ci, « incapables de se nourrir avec la vieille économie traditionnelle » s’en sont allés rejoindre les zones de colonisation agricole puis urbaine. Ainsi, alors qu’il n’y a que 3% de musulmans dans Alger en 1830, il y en a 20% en 1954.
 
Dans ces conditions démographiques, l’Algérie, selon cette historiographie, réalise alors une « prodigieuse métamorphose ». Le pays connaît d’abord « un extraordinaire développement urbain ». En 1960, l’agglomération algéroise est forte de 700 000 habitants, Oran de 360 000 habitants, Constantine de 200 000 habitants, Bône de 140 000 habitants. Plusieurs autres villes s’approchent des 100 000 habitants : Sidi Bel Abbés, Tlemcen, Philippeville, Blida... Par ailleurs, « l’Algérie de 1830 ne possédait pas un kilomètre de chemin carrossable, tous les transports se faisant à dos de chameau ou de mulet. De nos jours (en 1960), elle offre un réseau routier de près de 60 000 kilomètres...Celui-ci est doublé par un réseau ferré de 4 500 kilomètres. » Le réseau de communications est aussi doté de plusieurs aérodromes et le trafic portuaire assure des flux dépassant annuellement 15 millions de tonnes de marchandises et un million et demi de voyageurs. Enfin, « après les villes, les villages ont bénéficié, peu à peu de l’électrification. »
 
Grâce à cela, poursuit cette historiographie, le développement économique du pays a été exceptionnel. Ainsi, le secteur agricole produit, en cette année 1960, quelques 22 millions de quintaux de céréales, 15 millions d’hectolitres de vin, 4 millions de quintaux d’agrumes et 7 millions de quintaux de cultures maraîchères. « Seul le cheptel paraît en régression par rapport à 1830. » L’industrie n’est pas en reste. « Après avoir mis longtemps à s’implanter, elle connaît depuis 1944 un essor remarquable. » Et, depuis 1956, une nouvelle croissance est attendue de la mise en œuvre du Plan de Constantine. D’autant que la découverte, quelques mois auparavant, du pétrole et du gaz sahariens a bouleversé les données du problème, et que les matières premières, notamment minérales, ne manquent pas. Grâce à cela, l’Algérie réalise des performances en termes de commerce extérieur. « En 1954, le pays exporte 140 milliards de francs, dont 114 vers la Métropole, et importe 218 milliards, dont 180 à partir de la France métropolitaine...L’Algérie est alors le premier client de la France. Elle se classe bien avant l’Allemagne. »
 
Ce développement économique a donc permis « d’amorcer la promotion de l’élément musulman... En 1954, plus de 400 000 musulmans et leurs familles, soit près de deux millions d’habitants, bénéficient d’un niveau de vie analogue à celui des ouvriers, employés et fonctionnaires de la Métropole. » Par ailleurs, « alors que l’équipement sanitaire de l’Algérie était nul en 1830, et que quelques toubibs appliquaient des recettes remontant au Moyen Âge, entremêlées de pratiques magiques, la multiplication des hôpitaux, que la population musulmane fréquenta dès les premières années, se traduit, en 1960, par 145 établissements hospitaliers, 32 dispensaires antituberculeux et une centaine de centres ophtalmologiques, dont la clientèle est, à 90%, constituée par les musulmans. » Enfin, comment oublier l’effort culturel mené à travers l’enseignement. En 1944, un plan de scolarisation, étalé sur 20 ans, avait été lancé. « En 1959, étaient scolarisés 724 000 enfants, dont 586 000 musulmans. Le nombre des instituteurs était de 19 000... Dès 1848, un lycée était créé à Alger. En 1960, il en existe 23, que doublent 24 collèges. Les musulmans fournissent le quart des 70 000 élèves...L’Université d’Alger abrite 5 000 étudiants. La proportion des musulmans y est de 13%. »
 
Dès lors, l’historiographie dominante, rejoignant la prose littéraire du centenaire, conclut en ces termes. « Alors que l’Algérie de 1830 vivait totalement à l’écart des grands courants de la pensée humaine, l’Algérie moderne, quoique sollicitée par des problèmes urgents plus terre à terre (la guerre d’Algérie ?), a su faire entendre sa voix...Ses écrivains, enfin, ont su se faire une place de choix, et le plus illustre d’entre eux, Albert Camus, a reçu le Prix Nobel. »
 
Démentis par la réalité...
 
Le problème pour « ce beau roman et cette belle histoire », c’est qu’ils furent très tôt démentis par la réalité. Une réalité que n’a pas tardé à découvrir le jeune Albert Camus, justement, et qu’il relate dans son « scandaleux reportage en Kabylie », publié pendant plusieurs jours dans le Journal Alger Républicain, en juin 1939, c’est-à-dire moins de dix ans après l’euphorie du centenaire.
 
Son témoignage est accablant, car ce qui vaut pour la Kabylie vaut pour toute l’Algérie. « Je n’attaque ici personne. Je suis allé en Kabylie avec l’intention délibérée de parler de ce qui était bien. Mais je n’ai rien vu. Cette misère, tout de suite, m’a bouché les yeux. Je l’ai vue partout. Elle m’a suivi partout. C’est elle qu’il importe de mettre en avant, de souligner à gros traits, pour qu’elle saute aux yeux de tous et qu’elle triomphe de la paresse et de l’indifférence. » « Il n’est pas, ajoute-t-il, de spectacle plus désespérant que cette misère au milieu d’un des plus beaux pays du monde...Qu’avons-nous fait pour que ce pays reprenne son vrai visage ? » Dans les villages qu’il a traversés, Albert Camus n’a vu, parlé et vécu qu’avec des kabyles. Or nous dit-il « Tous, sans exception, n’ont su parler que d’une seule chose et c’est de la misère. (Aussi), c’est de cette misère que je parlerai. Tout en vient et tout y revient...Car, si l’on en croit Bernanos, le scandale, ce n’est pas de cacher la vérité, mais de ne pas la dire tout entière. »
 
Or, la Kabylie région arboricole et surpeuplée, n’a pas les moyens de subvenir aux besoins de sa population. Dès lors, précise Camus, « le Kabyle consommateur de blé, paye à sa terre magnifique et ingrate le tribut de la faim... (Car), ce blé qu’il faut acheter au prix fort, le paysan kabyle ne peut l’acquérir avec la production qu’on lui enlève à bas prix...(D’autant) qu’on lui a ôté aussi le travail et qu’il reste sans défense contre la faim. » D’ailleurs ajoute-t-il, « un rapport officiel évalue à 40% les familles kabyles qui vivent actuellement avec moins de 1 000 francs par an, c’est-à-dire (qu’on y réfléchisse bien), moins de 100 francs par mois. » Dans ces conditions précise-t-il, « je crois pouvoir affirmer que 50% au moins de la population se nourrit d’herbes et de racines[15] et attendent pour le reste la charité administrative sous forme de distributions de grains. » Une distribution de grains dont Camus souligne l’absurdité : « Distribuer 12 litres de grains tous les deux ou trois mois à des familles de 4 à 5 enfants, c’est très exactement cracher dans l’eau pour faire des ronds. » D’autant que cette distribution est le plus souvent laissée à l’arbitraire des caïds ou des conseillers municipaux. Pis, raconte-t-il, « par un petit matin, j’ai vu à Tizi-Ouzou, des enfants en loques disputer à des chiens kabyles le contenu d’une poubelle. » 
 
Aussi, assaillie par la faim, la population n’a pas non plus les moyens de se chauffer. Camus explique la raison de cette situation. « Le Code forestier empêche ces malheureux de prendre le bois où il se trouve et il n’est pas rare qu’ils se voient saisir leur seule richesse, l’âne croûteux et décharné qui servit à transporter les fagots. » Enfin, « privés d’eau et de communication, enfermés dans leurs taudis, les Kabyles réclament tout ce qui leur manque. Car, si jamais un peuple a eu le goût du logis sain et aéré, c’est bien celui-là. »
 
Bien sûr, reconnaît Camus, une partie infime des kabyles travaille, mais dans quelles conditions ? « Je suis forcé de dire, indique-t-il, que le régime du travail en Kabylie est un régime d’esclavage. Car je ne vois pas de quel autre nom appeler un régime où l’ouvrier travaille de 10 à 12 heures pour un salaire moyen de 6 à 10 francs (alors que l’estimation officielle du salaire journalier est de 17 francs) ... Même si l’ouvrier en question travaille 25 jours par mois, il gagnerait 150 francs avec quoi il lui faudrait nourrir pendant 30 jours une famille de plusieurs enfants. » Plus grave encore « pour la même durée (journalière), les femmes sont payées trois francs cinquante. » 
 
Pour justifier ces écarts de rémunérations, les patrons invoquent l’infériorité de la main d’œuvre indigène. Ce que conteste Camus qui précise que cette situation « trouve sa raison dans le mépris général où le colon tient le malheureux peuple de ce pays. Il est vrai par contre que l’on peut voir sur des chantiers vicinaux des ouvriers chancelants et incapables de lever leur pioche. Mais, c’est qu’ils n’ont pas mangé. Et l’on nous met en face d’une logique abjecte qui veut qu’un homme soit sans forces vives parce qu’il n’a pas de quoi manger et qu’on le paie moins parce qu’il est sans forces. »
 
Comment, dans de telles conditions, la population peut-elle combattre toutes sortes de maladies et autres épidémies ? En faisant appel aux moyens de santé publique mis en place par la colonisation ? Or, la situation sanitaire n’est guère plus brillante. Camus indique que « la Kabylie dispose en moyenne d’un médecin pour 60 000 habitants. Un chiffre ridicule. Ainsi, Tizi-Ouzou a un médecin communal pour 45 000 habitants, mais elle n’a pas d’infirmière/visiteuse. » On comprend mieux pourquoi la proportion de décès par rapport aux naissances est de 50%.
 
Enfin, s’agissant de l’enseignement, Camus apporte également un démenti cinglant au discours officiel. Le problème est simple écrit-il : « Ce pays manque d’écoles... Aussi, aujourd’hui, un dixième seulement des enfants kabyles en âge de fréquenter l’école peuvent bénéficier de l’enseignement. » Car, non seulement les budgets alloués sont insuffisants, mais ils sont très mal utilisés. Résultat, « les classes (existantes) comptent déjà des effectifs surchargés de 60 à 80 élèves. » Dès lors, conclut Camus, « on évalue dans la région à 80% le nombre d’enfants privés d’enseignement. Ce que je traduirai en disant que près de 10 000 enfants, dans cette seule région, sont livrés à la boue des égouts. »
 
Comme on le voit, l’enquête d’Albert Camus en Kabylie sonne le glas de la vision idyllique propagée par le Centenaire. D’ailleurs, le regard des économistes sur la période confirme largement le constat d’Albert Camus à l’échelle de tout le pays. Globalement, l’Algérie des années 1950 est marquée par de profondes inégalités et injustices sociales dans tous les domaines. Parmi elles, les inégalités de revenus. Ainsi, en 1955, alors que la population musulmane représente 90% de la population totale, elle ne dispose que de 53% des revenus. A l’inverse, les 10% représentant la population européenne reçoivent 47% des revenus. 
 
Dans les villes, la structure de la population musulmane est symptomatique de ces inégalités criantes : 33% sont des chômeurs, 33% des ouvriers, 13% des employés, 20% des artisans et 1% des cadres. En comparaison, la population européenne se décompose comme suit : 36% de chefs de petites entreprises, 29% d’ouvriers, 26% d’employés, 9% de cadres supérieurs et de grands chefs d’entreprises. En termes de revenus, cela se traduit par le fait que la population urbaine musulmane, soit 690 000 personnes, reçoit 106 milliards de francs, alors que la population urbaine européenne, soit 305 000 personnes, reçoit 286 milliards de francs. En d’autres termes, le revenu moyen d’un musulman, soit 230 000 francs est quatre fois plus faible que celui d’un Européen.
 
Cependant, il ne faut pas croire que ces inégalités et injustices ne frappaient que la population musulmane. Même au sein de la population européenne, qui pourtant ne connaît pratiquement pas le chômage, les « bienfaits économiques » de la colonisation n’ont pas bénéficié à tout le monde. Loin s’en faut. Vers 1955, il n’y avait plus que 20 000 agriculteurs français en Algérie, dont 6 400 propriétaires de plus de 100 hectares mais disposant de 87% des terres de la colonisation ! Dans les villes, les inégalités sont aussi visibles. Les ouvriers et les employés européens, qui représentent plus de la moitié de la population ne perçoivent que 28% des revenus, alors que les classes riches européennes, soit 9% de la population, perçoivent la même quantité de revenus. D’ailleurs, une statistique du Gouvernement général de l’Algérie en 1954 reconnaît que le niveau de vie moyen des européens d’Algérie était inférieur de 20% au niveau de vie moyen des français de la Métropole. Et encore ne s’agit-il ici que de moyennes [16].
 
Enfin, comment croire dans une telle misère que le pays soit pacifié ? Comme si subitement, depuis la reddition en 1847 de l’Emir Abdelkader, l’arrestation de Lalla Fadhma N’Soumer en 1857, puis la déportation d’El Mokrani en 1871, toute résistance avait disparu. Dans la réalité, ce fut tout le contraire. Les révoltes furent récurrentes, dans tout le pays, tout comme la répression qui s’abattait sur les populations indigènes. Comment taire également qu’au moment même où l’on s’apprêtait à célébrer le centenaire, le mouvement national algérien se structurait politiquement pour exiger des réformes de plus en plus radicales, et que pour toute réponse on intensifia répression. Celle-ci atteint son paroxysme en mai 1945 et fit quelques 45 000 morts dans les rangs des manifestants. Dès lors, le compte à rebours était déclenché qui allait déboucher sur le 1er novembre 1954, la guerre de libération nationale et l’indépendance du pays en juillet 1962.
 
Loin de la vérité tout entière [17]...
 
Mais, une telle issue, fut-elle une surprise ? Probablement oui, pour ceux qui, en 1954 et aujourd’hui encore croient, malgré tous ces démentis, dans les bienfaits de la colonisation et dans la possibilité qu’il y aurait eu de corriger les inégalités et les injustices constatées jusque-là. Ceux-là sont soit des gens à qui on continue de cacher la vérité, soit des gens qui se refusent à regarder la colonisation dans sa vérité entière, comme le suggérait Bernanos. 
 
En effet pour comprendre la brutalité de la rupture qui s’est opérée entre 1954 et 1962, il faut aller au-delà des inégalités et des injustices et revenir sur l’extraordinaire cruauté qui a présidé au processus colonial dans un pays dont on a en permanence dénaturé l’image d’avant l’invasion de juillet 1830.
 
Il est vrai que celui-ci était alors sous la domination turque. Mais, pour autant, le « pays des barbaresques » avait mis un terme, depuis plusieurs années, à ses actes de piraterie en Méditerranée. Il n’était plus, loin s’en faut « un nid de pirates et d’esclavagistes ». De fait, quand l’expédition (préméditée depuis 1827) prit la mer pour Alger, les raïs algériens avaient, depuis des années, amarré leurs chebeks. « Quant aux esclaves chrétiens, il ne restait plus dans les bagnes d’Alger qu’une centaine de prisonniers de guerre, des Grecs de la guerre de Morée pour la plupart. » 
 
Déjà, depuis 1785, on savait par les récits de voyage de l’abbé Poiret, qu’à son passage à Alger, la plupart des esclaves chrétiens étaient des soldats espagnols qui désertaient d’Oran au péril de leur vie, préférant de beaucoup l’esclavage chez les Maures d’Alger à la liberté au milieu des leurs (il est vrai que repris, ils étaient décapités). Il précisa, par ailleurs, qu’il y avait alors plus d’esclaves musulmans chez les Chrétiens. « A Malte, ajouta-t-il, Bonaparte libéra près de 3 000 galériens du seul bagne de La Valette...Dans le même temps, les bagnes d’Algérie ne comptaient que 750 chrétiens, dont 64 français. » Enfin, en matière économique, le pays produisait de quoi nourrir sa population et même exporter. C’est d’ailleurs un établissement français, la Maison Française, qui détenait le monopole des exportations de la Régence (en particulier les fournitures de blé, celles-là mêmes qui furent à l’origine du différend avec la France !) alors que le monopole à l’importation revenait à un établissement de Livourne. 
 
Pourtant, les mythes ont la vie dure.
 
Sur la rive sud de la Méditerranée, l’Algérie était un pays dont les terres étaient riches et bien cultivées, loin de l’image d’Epinal des marécages de la plaine de la Mitidja. Dès le débarquement, les témoignages se multiplient pour vanter ces « terres d’une fertilité admirable, bien boisées et bien arrosées, ayant de vastes jardins et de superbes vergers d’orangers. » En juillet 1830, à Blida, le général Bartillat affirme que « les plantations font de ce territoire un paradis terrestre. » Au point que les journaux de l’époque s’en émerveillent : « Cela rappelle les contrées les plus fertiles et les mieux cultivées d’Europe. » souligne le National. Le rapport du général Valazé confirme : « Le pays nous paraît riche, cultivé, couvert de bestiaux, de maisons et de jardins soignés. » Alexis de Tocqueville lui-même admirera « ce pays d’une admirable fertilité. » Dès 1833, à la Chambre, Piscatory, le secrétaire de la commission parlementaire, précise que « la riche et fertile province d’Oran est habitée par une population nombreuse et bien plus civilisée qu’on le croit. » A son tour, le maréchal de Saint Arnaud, parlant de la Kabylie, constate que « le pays est superbe, un des plus riches (qu’il ait) jamais vu. »
Des étrangers ont également apprécié le pays à sa juste valeur. A titre d’exemple ce prince allemand et cet explorateur belge qui, en 1835, firent le tour de la Mitidja puis présentèrent aux autorités militaires un rapport dont voici quelques extraits : « Une vallée dont la beauté surpasse tout ce qu’on a vu s’étend de l’Atlas à la mer. Une végétation brillante couvre partout le sol sur lequel on voit de toutes parts de nombreux troupeaux. » Il en est de même des villes. Ainsi, selon Amédée de Bourmont, « Alger ressemble à une vraie ville de France, avec ses cafés, avec ses restaurants, avec ses hôpitaux, son bureau de poste et même son imprimerie. »
 
Mais alors, que s’est-il passé ? Pourquoi les colons de 1848 ne trouvèrent-ils en Algérie que marécages et déserts ? Là aussi, les témoignages sont accablants. « Il n’y avait pas encore quarante-huit heures que l’armée était campée dans un des plus beaux pays du monde, et déjà le pays était dévasté. [18] » De fait, en novembre 1830, le premier massacre collectif est ordonné par Clauzel en ces termes : « J’ai ordonné aux bataillons de détruire et brûler tout ce qui se trouve sur leur passage. » Puis suivront d’autres massacres. En 1833, à Bougie, les habitants qui n’avaient pu fuir furent égorgés dans leurs demeures jusqu’au dernier. Avec Clauzel, au seul niveau de la Mitidja, en moins de cinq ans, tout sera rasé. Et de cette plaine où il y avait encore, en 1832, suivant un rapport de Rovigo au ministre de la Défense, 23 tribus et 12 000 cavaliers, Tocqueville dira, en 1840 : « Une plaine comme l’Alsace, et pas une maison, pas un homme, pas un arbre. » Un an plus tard, le général Duvivier constate tristement : « Depuis onze ans, on a tout détruit, incendié, massacré hommes, femmes et enfants avec une fureur toujours croissante. » 
 
Et cela dura plus de 40 ans.
 
Mais le pays était tellement riche que sa destruction totale dépassa les forces de l’armée. Bugeaud lui-même, qui fut un chaud partisan de l’éradication à l’américaine face aux Indiens, le reconnaît : « On n’arrive pas à couper tous les arbres. Vingt mille hommes, armés de bonnes haches ne couperaient pas en six mois les oliviers et les figuiers de ce beau pays. » Cependant la furie se poursuit et se concentre sur les villages. En quelques semaines, selon le général Camou, « plus de 300 villages avec leurs mosquées, écoles et zaouïas ont été détruits. » Dans le Sud algérien, la même stratégie terrifiante est suivie. En 1832, même dans les territoires « soumis », un indigène sur 320 passait en conseil de guerre, et parmi les inculpés, un sur cinq était exécuté. Un rapport sur les colonnes de 1841 y indique que « le nombre des douars incendiés et des récoltes détruites est incroyable. » Le pillage de Constantine, tristement célèbre, ravit le maréchal de Saint Arnaud qui ne cache pas que « la part la plus riche va aux chefs et à l’Etat-Major. »
Quand les populations indigènes n’étaient pas massacrées, elles étaient dispersées et abandonnées dans l’errance « dans un abîme de misère. » On pourrait encore aller plus loin dans l’horreur. Il suffirait de lire les lettres et rapports de nombreux officiers français eux-mêmes pour comprendre l’ampleur gigantesque de cette descente aux enfers : « on a jeté les kabyles dans les ravins » ; « têtes coupées et empalées au-dessus des drapeaux ou au bout des baïonnettes » ; « fumer à outrance comme des renards » ; « larder à la baïonnette (comme aux Ouled Saad, où 2300 femmes et enfants subirent ce sort) tout ce qui tombe sous la main » ; « murer 1500 Arabes avec femmes et enfants ». 
 
A l’évidence, il s’agissait là d’une stratégie d’extermination de la population algérienne, s’inscrivant dans un double objectif.
 
Primo, et ce fut le motif premier du débarquement en 1830, il fallait mettre la main sur le Trésor du Dey d’Alger [19] estimé à quelques 750 millions de francs de 1830, soit un peu moins de 6 milliards d’euros. Ce qui correspondait à 70% du Produit Intérieur Brut de la France de 1830 ! Le général de Bourmont réussit l’opération et transféra le Trésor non pas au Trésor Public français, mais à Louis Philippe [20], qui en usa, notamment, pour corrompre et liquider ses ennemis politiques et pour s’attirer les faveurs de ses partisans. L’Algérie sera ainsi le réceptacle de tous les « contestataires » du pouvoir métropolitain.
 
Secundo, en massacrant et en détruisant toute vie humaine, végétale et animale, il s’agissait de libérer le foncier (terre et immobilier) pour systématiser la colonisation de peuplement. Ainsi, des 5 000 maisons d’Alger, 3 000 furent confisquées et 900 démolies. « Le général de Bourmont laissa détruire ces bazars où se trouvaient des ateliers de tissage, de broderies et de soieries qui faisaient la renommée d’Alger et les ressources de tout un petit peuple d’artisans et de marchands. » Dès le 8 septembre 1830, un décret séquestre les biens habous (des fondations religieuses) et ceux des domaines de l’Etat, c’est-à-dire la majorité des propriétés urbaines, une grande partie de la Mitidja et des plaines côtières. 
 
Et cela ne faisait que commencer, car toute l’histoire foncière de l’Algérie coloniale ne sera qu’une suite de confiscations collectives ou individuelles, séquestres de tribus « rebelles, punies ou en fuite ». C’est ainsi que fut prise une loi en 1840 sur l’expropriation forcée (« inique et scandaleuse », dira Tocqueville), puis des décrets de cantonnements, puis les lois de 1863 et 1887 individualisant les terres collectives ou familiales indivises de sorte à permettre une spéculation européenne effrénée face à une population indigène de plus en plus misérable, éperdue de faim et d’épuisement. Dès lors, l’achat plus ou moins forcé des terres, revendues cinq à dix fois plus cher, fut la principale ressource de bien des colons. En 1954, le résultat, nous le connaissons : Trois millions d’hectares des meilleures terres entre les mains de quelques centaines de colons européens qui détiennent plus de 90% des plaines céréalières et 95% des plantations de vigne et d’agrumes, et la mainmise sur l’essentiel du patrimoine immobilier des grandes villes. 
 
Au plan culturel, il en fut de même. En 1865, une enquête officielle constatait que des 132 mosquées qui existaient à Alger en 1830, il n’en restait que 12 pour le culte musulman. Les autres avaient été, soit détruites, soit transformées en hôpitaux, casernes, écuries, bains publics, maisons closes, ou consacrées églises ou couvents. A Oran, ce fut pire, on ne laissa qu’une seule mosquée aux indigènes. Enfin, dans biens des endroits, les ossements des cimetières furent jetés au vent ou vendus pour faire du noir animal, et le maréchal Clauzel en personne s’empara de pierres tombales pour se faire construire...trois moulins. 
 
Par ailleurs, en matière d’éducation, les témoignages sont formels. En 1830, tous les Algériens savaient lire, écrire et compter, « et, la plupart des vainqueurs, précise la commission d’enquête de 1833, avaient moins d’instruction que les vaincus. » Á l’arrivée des français, il y avait plus de cent écoles primaires à Alger, 86 à Constantine, 50 à Tlemcen. Alger et Constantine avaient chacune 6 à 7 collèges secondaires et l’Algérie était dotée de 10 Zaouïas (Universités). Chaque village ou groupe de hameaux avait son école. Tout cela fut systématiquement détruit et, en 1880, on ne trouvait plus que 13 écoles, désormais franco-arabes pour toute l’Algérie.
Au bout du compte, tout cet acharnement se traduisit, par une double tragédie humaine. D’une part, la population indigène fut décimée, repoussée hors des terres et des villes, dans les montagnes et dans le désert, jusqu’en 1872, avant d’être recrutée pour les besoins de l’armée (en Crimée, au Mexique, en Europe...), de l’agriculture coloniale émergente, ou de l’économie métropolitaine (émigration) jusqu’à 1954. 
 
D’autre part, la population coloniale fut inégalement « récompensée » et se trouva rapidement confrontée à la réalité du capitalisme agraire, minier et financier, avec sa cohorte d’ouvriers, d’employés et de petits artisans corvéables à merci au profit d’une caste minoritaire, véritable propriétaire de l’Algérie coloniale.
 
La réalité des massacres par les chiffres
 
On pourrait arrêter là le constat. Il est éloquent. Mais, puisque nous avons fait notre le souci de dire l’entière vérité, revenons un instant sur une question fondamentale : Puisqu’il y a eu tous ces massacres pendant au moins 40 ans (de 1830 à 1872) et que la population indigène restante était alors recensée à 2,1 millions d’âmes, combien d’Algériens ont-ils été massacrés ? 
 
Depuis les années 1950, il semble bien qu’un certain « consensus mou » se soit établi autour du chiffre de 900 000 personnes, puisque la population algérienne à la veille de la conquête serait de 3 millions de personnes. C’est en tout cas le chiffre retenu par Yacono dans la Revue Africaine, éditée alors à Alger, et qui sert aujourd’hui encore de référence, alors que pendant toute la période coloniale les plus radicaux ne retenaient que 2 millions d’habitants.
 
Pourtant, derrière ce chiffre « officiel », on va le voir, il y eut pendant toute la période coloniale une véritable guerre statistique déclenchée par le chiffre de 10 millions d’Algériens en 1830 présenté par Hamdan Khodja, dans un livre intitulé Le Miroir, publié à Paris en 1933. Ce livre, à nouveau disponible [21], est le seul document algérien de référence sur l’Etat de la Régence à la veille et au début de l’occupation française. Mais, qui est donc cet individu qui se permit de donner un tel chiffre ? Hamdan Khodja est-il digne de foi ? Comment a-t-il trouvé ce chiffre ? D’autres sources permettent-elles de le confirmer ?
Dès le débarquement de 1830, Hamdan Khodja [22] avait participé aux négociations avec les autorités françaises, qui lui reconnaissaient alors compétence et honnêteté. Il était plutôt en bons termes avec la plupart des officiels civils et militaires jusqu’à la publication du Miroir. Il était, rappelons-le, le fils du Premier secrétaire d’Etat de la Régence chargé de la comptabilité et de la correspondance diplomatique. Il était aussi le neveu du Directeur de la Monnaie. Il était professeur de droit à la Zaouïa (Université) d’Alger et parlait le turc, le français et l’anglais. Il était le conseiller et confident du Dey Hussein, le conseiller et l’ami des beys d’Oran et de Constantine. Grand voyageur et observateur attentif, il avait parcouru le pays de long en large et s’était rendu en Orient, en Angleterre et en France. 
 
Cela est-il suffisant pour accepter à priori son chiffre ? Probablement pas, bien qu’il ait clairement indiqué sa méthode d’enquête, aussi avons-nous essayé de le confronter à d’autres sources qui se sont exprimées sur la population musulmane en Algérie entre 1830 et 1872. L’exercice en valait la chandelle. Jugez-en.
 
Pour l’année 1830, on trouve plusieurs sources ou méthodes qui corroborent, plus ou moins, le chiffre de Hamdan.
 
Primo, Clauzel lui-même conviendra que le pays comprenait déjà (en 1830) quelques 10 millions d’habitants, de même que Bugeaud parla de 8 millions. Mais on déclara alors que c’était pure vantardise de leur part.
 
Secundo, si l’on se base sur les constantes géographiques, à savoir que la population musulmane de la province d’Oran représente 1/6ème du total algérien, celle de Constantine ½ et celle du Sud 1/10ème, on peut approcher la population totale à différentes dates. Ainsi, en 1831, le Bey de Constantine avançait le chiffre de 5 millions pour sa province, soit un total de 10 millions pour l’Algérie. En 1841, les travaux de Lamoricière évaluent la densité minimum d’Oran de 12 à 13 par Km2, sur une superficie de 116 000 Km2, soit une population oranaise de 1,4 millions et un total pour l’Algérie de 8,4 millions. En 1844, la commission scientifique cite le chiffre de 700 000 habitants pour le Sud, soit un total pour l’Algérie de 7 millions. Par ailleurs, le recensement de 1856 donne 700 000 musulmans pour Oran, soit un total de l’ordre de 4,5 millions pour l’Algérie. Tous ces chiffres tracent une ligne qui conduit, peu ou prou, au chiffre de Hamdan.
 
Tertio, l’approche par les constantes humaines et animales permet également de reconstituer les chiffres. Ainsi, il existait un rapport constant entre le nombre de tribus et le nombre de chevaux possédés. En 1869, on dénombrait 659 tribus, or la tribu maghrébine était, en moyenne, de 15 à 20 000 âmes. En situation « normale », la population totale serait donc de l’ordre de 9,5 millions d’habitants. Par ailleurs, Bugeaud lui-même reconnaît qu’en Algérie il y a un cheval pour 25 à 30 habitants. Or, en 1841, Lamoricière dénombre 80 000 chevaux pour Oran, ce qui donne 400 000 chevaux pour les trois provinces et au moins 10 millions d’habitants en situation « normale ».
 
Quarto, en 1860, Emile Girardin reconnaît que la population algérienne en 1831 était de 5 à 7 millions et qu’en 1847, après seize ans d’occupation elle tombait à 2,5 millions.
Quinto, en 1840, à titre de comparaison, les autorités françaises reconnaissent que la population du Maroc voisin est de 8 millions d’habitants. Or, le pays est moins étendu que l’Algérie, et sa surface « utile » inférieure d’un tiers à celle de la Régence.
 
Sexto, En 1845, plusieurs personnalités militaires et ecclésiastiques donnent des chiffres voisins pour la population musulmane à cette date. Le général Bellonet et le ministre de la guerre parlent de 7 millions d’habitants. L’évêque d’Alger parle de 6 millions d’habitants.
 
Au bout du compte, quand on place tous ces chiffres dans un tableau et sur un graphique, on constate que la plupart de ces points se retrouvent le long d’une droite passant par les 10 millions d’habitants en 1830 et les 2,1 millions en 1872. A contrario, les chiffres de 3 millions donnés par Yacono, de 5 et 7 millions donnés par Girardin pour 1830, sont nettement hors de cette droite. Tout cela, en l’absence de recensement à cette époque et de chiffres scientifiquement élaborés, est bien troublant. Pourtant, il ne s’agissait là que d’approximations. On n’avait toujours pas de chiffres scientifiquement élaborés. 
 
Il faudra attendre 1982 pour qu’une partie des éléments méthodologiques de Yacono soit contestée par Djillali Sari, un universitaire algérien, spécialiste en la matière. Corrigeant la sous-estimation de certains paramètres par Yacono, Sari conclut « qu’une population de 4,5 millions de personnes en 1830 constitue un minimum vraisemblable. » De son côté, en 2001, Kamel Kateb se basant sur une réévaluation des travaux de Boyer datant de 1954, estime que « la population en 1830 approchait les 3 850 000 habitants auxquels il faudrait ajouter les nombreux Kabyles qui faisaient du colportage hors de leur région surpeuplée jusqu’en Tunisie. La population en 1830 aurait donc été proche de 4 millions d’habitants. » Avant de conclure « Trois, quatre ou cinq millions d’habitants ? Il est évident que nous ne saurons jamais quel a été l’effectif réel de la population de l’Algérie en 1830. [23] » Ce faisant, il mettait fin à cette guerre des chiffres qui commença par la destruction des archives de la Régence lors de la prise d’Alger.
 
Le résultat, même approximatif, est cependant saisissant d’horreur. En effet, quelques soient les chiffres retenus, en 42 ans, de 1830 à 1872, l’armée coloniale, aidée en cela par les épidémies, les sécheresses et les séismes, aura fait disparaître un à deux tiers de la population algérienne. Dès lors, comment qualifier, aux yeux de l’Histoire, un tel méfait ? Le qualificatif de génocide serait-il exagéré ? Faut-il hésiter à parler de crimes contre l’humanité ? Est-ce la crainte du jugement de l’Histoire qui déclencha cette véritable guerre des chiffres qui a suivi la publication du Miroir ? Ou bien, plus simplement celle de voir la population française et internationale refuser la poursuite de cette tragique et sale aventure coloniale ?
 
Pour Michel Habart, nul-doute, « les raisons de ce déguisement délibéré de la démographie algérienne sont faciles à comprendre. Jamais une opinion française éclairée n’aurait accepté, l’inhumaine entreprise qui consistait à coloniser un territoire aussi peuplé, à refouler ou exterminer une population aussi nombreuse. On comprend mieux la fureur des maniaques de l’Algérie française devant le Miroir, l’écrasement de son auteur, en même temps que leur obstination de 130 ans à maintenir ce chiffre de trois millions. »
 
Devant une telle tragédie, comment ne pas voir là le vrai visage de la colonisation. Un visage brutal et hideux qui, à l’évidence, montre qu’il est pour le moins indécent, comme certains ont tenté de le faire en France à travers la loi en 2005, de parler des « effets positifs de la présence française en Algérie ». Dès lors, comment s’étonner et s’offusquer qu’un tel sujet resurgisse, au bout de toutes ces années de déni, à l’occasion des débats pour la l’élection présidentielle de 2017 en France.

[1] Le budget du centenaire fut de 60 millions de francs de l’époque. Les organisateurs avaient demandé 130 millions.
[2] A. MEMMI, Portrait du colonisé précédé du portrait du colonisateur. Editions Pauvert, Paris 1966
[3] Réhabilité par Louis Bertrand dans « Le roman de la conquête », écrit spécialement pour le centenaire
[4] L.BERTRAND, Devant l’Islam, éditions Plon, 1926
[5] F. DUCHÊNE, Mouna, cachir et couscouss, éditions Albin Michel, 1930
[6] F. DUCHÊNE, Mouna, cachir et couscouss
[7] J. DESPOIS, L’Afrique du Nord, éditions PUF, 1964
[8] G. MERCIER, Le centenaire de l’Algérie, éditions Soubiron, 1931
[9] J. LEJEUNE, Le miracle algérien, éditions Berger Levreault, 1930
[10] M.BUJEGA, Cœur de kabyle, éditions internationales de Tanger, 1939
[11] O. DEPONT, L’Algérie du centenaire, éditions Cadocet, 1928
[12] Le Livre d’Or de l’Algérie Française, ouvrage financé par le Commissariat Général du Centenaire, préfacé par le gouverneur général Pierre BORDES
[13] L. MOUILLESEAUX, Histoire de l’Algérie, éditions Productions de Paris, 1er
trimestre 1962
[14] Peu de gens se rappellent que le Sénatus-consulte de 1865 accordait déjà la nationalité française à tout Juif qui la demandait à titre individuel, sous condition de renoncer à son statut personnel (la loi religieuse). Ce fut un échec : à la veille du décret Crémieux, seules 228 demandes furent exprimées et exaucées, soit moins d’un pour cent de la population juive. Face à cela, le décret Crémieux réalisa automatiquement, en une seule fois et de façon administrative, la naturalisation de presque tous les juifs d’Algérie (à l’exception de ceux des territoires du Sud).
[15] Il n’est d’ailleurs pas rare que des enfants meurent pour avoir mangé des racines vénéneuses.
[16] L’Algérie a été le domaine de prédilection du grand capitalisme agraire, minier et financier où se côtoyaient les fortunés Borgeaud, Blachette, De Wendel, Rothschild, Péchiney et Mirabaud dans le cadre de grandes banques (de l’Indochine, de Paris, de l’Union parisienne...).
[17] Ces paragraphes doivent beaucoup à Michel HABART, Histoire d’un parjure, éditions ANEP, Alger 2002. Michel Habart, Homme de lettres libre, fut journaliste à La Croix. Il publia son livre, tiré en 17 exemplaires, en 1961. Celui-ci déclencha la colère des milieux ultras qui incendièrent les locaux de son imprimeur...à Marseille.
[18] Témoignage de Rozey, cité par G.Esquer, La prise d’Alger, éditions de L’Afrique Latine, 1930
[19] Voir P. PEAN, Main basse sur Alger, éditions Chihab, Alger 2005
[20] Le rapport Pietri fait de Louis Philippe le principal bénéficiaire des détournements : « Les Trésors du dey d’Alger n’ont profité à la France que pour une faible partie...La plus grosse part a servi à grossir la fortune de la branche déchue et quelques fortunes personnelles. » Pour plus de détails, voir Pierre Pean, Main basse sur Alger.
[21] Hamdan KHODJA, Le Miroir, éditions Actes Sud, 1999
[22] Dès le début de la conquête, tout le monde reconnaissait en lui un sincère ami de la France. Il décida le Dey de traiter avec Bourmont, puis, au péril de sa vie, dirigea, sur proposition de Rovigo, les négociations avec le Bey de Constantine. Bien que Clauzel l’eût haï, Hamdan Khodja était très apprécié de ses autres partenaires français. Le Général Pélissier reconnaissait en lui « un homme d’esprit plus éclairé que ne le sont les Maures ». Le Général d’Armandy convenait que « ses idées étaient très raisonnables ». Le duc de Rovigo lui-même, dans un rapport au ministère indiquait : » C’est l’homme le plus intelligent de ce pays, le plus habile et le plus justement vénéré. Et il est foncièrement honnête, ce qui est fort rare. » Le baron Pichon, premier gouverneur civil ajoutait : « C’est le plus notable de ces Maures capables qui sont l’aristocratie et la force morale de la nation algérienne, et qui ont des connaissances étendues et approfondies de ce pays. » Enfin, même après la publication du Miroir, en 1834, dans un message au Parlement, le docteur Barachin, préfet d’Oran, déclarait : « Je dois signaler à votre attention tout ce que dit Sidi Hamdan dans son ouvrage sur ce pays qu’il connaît mieux que personne. » Dans ses rapports avec les français, et dans ses écrits, Hamdan Khodja faisait toujours la différence entre les exactions de l’armée coloniale et les principes de la France des Libertés.
Pourtant, à partir de la publication du Miroir, Hamdan Khodja fut le point de mire des tenants de l’extermination. Il sera convoqué en janvier 1834 devant la commission d’Afrique à laquelle il remit un rapport confirmant ses écrits antérieurs. Face à la machine coloniale, Hamdan Khodja ne tint pas longtemps. Ruiné, menacé, sa famille persécutée, son neveu disparu à Bône en quelque « corvée de bois », il finit par se réfugier en Turquie en mai 1836. Il mourut en exil.
[23] Kamel Kateb, Européens, « Indigènes » et Juifs en Algérie (1830-1962), Paris, Ined/PUF,
2001
Voir aussi :
Les crimes contre l’humanité du colonialisme, c’est qu’il n’est pas reconnu, qu’il continu et qu’il est le fondement du capitalisme, mais encore la monstrueuse hypocrisie de ceux qui le dénoncent sans développer son origine, son fondement et sa continuation.
Par exemple cet ancien de chez Rothschild qui parle aussi de "révolution", la banque qui, avec d’autres, finançaient les expéditions coloniales et autres guerres impérialistes. Les banques de nos jours continuent logiquement partout dans le monde, c’est leur oeuvre.
http://www.anticolonial.net/
Semaine Anticoloniale du 4 au 20 Mars 2017
http://www.anticolonial.net/spip.php?rubrique150

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