La presse française et « l’âme russe »
07 Mars 2017
Alors que la révolution gronde au pays des tsars, les journaux français s’épanchent sur la fameuse « âme russe ». Une expression qu’on retrouve partout, sans que personne ne soit bien sûr de ce qu’elle signifie…
Qu’est-ce que l’âme russe ? Au début du XXe siècle, alors que la révolution est sur le point de bouleverser à jamais l’histoire du pays, nombreux sont les journalistes, éditorialistes et écrivains français à se poser la question… Une chose est sûre : elle existe ! Mais ses contours sont plutôt flous.
Certes, comme l’avance en 1916 le maire de Lyon Édouard Herriot dans Les Annales politiques et littéraires, « l’âme russe a des élans prodigieux » . Mais lesquels ? S’agit-il de ce christianisme mystique et de cet amour inconditionnel des plus faibles qu’évoquait Le Gaulois en 1893 ?
« Voilà l’âme russe. Pitié pour les humbles, pour les humiliés, les pauvres, pitié agenouillée, sanglotante, pitié éperdue. Et, d’enthousiasme, par passion intérieure, en dehors de tout raisonnement, de toute thèse, l’âme russe trouve des applications nouvelles de la pitié, c’est-à dire qu’elle la répand sur les êtres les plus oubliés jusqu’ici par la charité la plus attentive.
Ou bien de cet afflux incontrôlable de pulsions destructrices, si typique des personnages de Dostoïevski ou de Tolstoï, dont parle Le Journal en 1913 ?
« Il y a ce que l’on a appelé le mal russe. […] Impulsivité, goût des extrêmes, manque de mesure, inquiétude, angoisse, désespoir, sentiment exagéré du tragique de la vie. »
En 1934, l’ethnologue Jules Legras consacre au problème un ouvrage entier : dans L’Âme russe, il liste ses différentes caractéristiques. D’après lui, le Russe est à la fois superstitieux, indolent, fataliste, grégaire, impulsif et imprévoyant.
Toutefois, Legras lui trouve quelques qualités :
« L’âme russe possède en propre et de façon irréductible une séduction et une élégance auxquelles, tout d’abord, on ne résiste pas. Il y a quelque chose de féminin et d’ingénu dans son adresse et sa générosité. […] Le Slave a la facilité et l’amour de la parole ; il y met souvent de l’intelligence et même de l’esprit. »
Difficile de faire le tri dans cette avalanche de traits de caractère souvent opposés… Au fond, la véritable spécificité de l’âme russe semble justement résider dans sa nature insaisissable, contradictoire, incompréhensible pour les non-Russes. Ainsi, pour L’Univers du 23 septembre 1917, l’âme slave est « mystérieuse et mystique, trouble et impénétrable à l’Occident ». Le Figaro du 4 juin 1918 parle du « mystère de l’âme russe ». Et pour Le Gaulois du 19 janvier 1922, cette dernière a carrément « une surface indéfinie ».
Le mystère russe
L’affaire est entendue : le peuple russe est incompréhensible. D’ailleurs, il agit toujours de façon irrationnelle et il serait vain de chercher la moindre logique dans son histoire. La très chaotique révolution russe, pour L’Intransigeant du 31 octobre 1917, en est un bel exemple.
« Qui donc peut se targuer aujourd’hui, d’avoir, touchant l’âme russe, quelques notions précises ? Personne, apparemment. Ce n’est pas faute d’avoir été analysée, même avant sa naissance, quand elle n’était que dans les limbes. Ce n’est pas faute, non plus, de s’être manifestée, depuis qu’elle est au monde, avec une prodigieuse exubérance. Tout compte fait, on ne sait vraiment rien d’elle, sinon qu’elle est la première à n’en rien savoir, ou à peu près. Le mieux, ou le pire, que l’on ose en croire, c’est que peut-être elle se cherche encore, et qu’elle finira bien par se trouver, malgré tout. »
Du coup, on se creuse la tête pour comprendre d’où vient ce tempérament complexe et torturé, si différent de l’âme française, et dont le fatalisme un peu dépressif n’est pas le moindre des attributs. Pour Ernest Laut du Petit Journal, si le peuple russe a accepté avec une telle facilité la domination des bolcheviks, c’est en grande partie à cause de la météo locale, comme il l’explique en 1918 :
« La nature du pays, le climat ne sont pas sans influence sur le caractère des habitants. La plupart des personnes qui ont vécu en Russie et voyagé à travers le pays, observent que les brusques transitions de froid et de chaleur exercent sur les individus un effet singulièrement déprimant. »
Une obsession française
Certains toutefois s’attaquent à cette obsession franco-française de l’âme russe, qu’ils dénoncent comme un cliché. C’est le cas de Boris Souvarine, dans L’Humanité du 13 janvier 1924. Pour lui, il n’y a pas une âme russe, mais plusieurs, autant qu’il y a de classes sociales en Russie. Un seul, d’après lui, les a vraiment toutes comprises : Lénine, qui « n’est pas clairvoyant seulement parce qu’il est de Simbirsk et doué de qualités rares », mais « parce qu’il comprend les intérêts de classe des différentes catégories de Russes. »
Alors, l’âme russe, faut-il y croire ou pas ? Pour le savoir, peut-être faut-il tout simplement demander l’avis… d’un Russe. Et relire ce que Dostoïevski, dans ses carnets de voyage, écrivait en 1863 – non sans ironie – sur les Français se targuant de comprendre son pays :
« Un Français ne traduira rien en sanscrit, non qu’il ignore cette langue, – car un Français connaît tout, même lorsqu’il n’a rien appris – mais parce qu’il vient chez nous avec une tout autre intention : celle d’y tout percer de son regard d’aigle, de découvrir le fin du fin dans les replis de notre conscience et de porter sur nous un jugement définitif. À Paris, déjà, il savait ce qu’il écrirait sur la Russie ; il a même vendu un volume où il parlait d’avance de son voyage. On en voit qui, partis avec l’intention de nous scruter jusqu’aux moelles, consentent à passer parmi nous plus d’un mois ; espace de temps immense, car dans cette longue période, un Français trouverait bien le moyen de faire et d’écrire un voyage autour du monde. »
Pour en savoir plus, découvrez parmi les ouvrages de BnF collection ebooks et de Collection XIX :
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