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Désinformation et falsification de la réalité : Syrie, un éditocrate seul au monde sur LCI
Luis Alberto REYGADA
Beaucoup de gens ont l’impression - savent- qu’ils ont été grugés, lors de guerres précédentes. Mais ils se disent, j’ai été grugé les fois précédentes, mais la fois prochaine on ne m’aura plus…
Anne Morelli, historienne
Propagande de guerre propagande de paix
(documentaire Béatrice Pignède - 2004)
Le conflit syrien et son traitement médiatique en FranceAnne Morelli, historienne
Propagande de guerre propagande de paix
(documentaire Béatrice Pignède - 2004)
Une fois n’est pas coutume, le traitement journalistique de la guerre en Syrie –sur laquelle est actuellement focalisée l’attention politico-médiatique [1]- remet une nouvelle fois au cœur du débat la place de l’information et le rôle des médias dans les conflits modernes.
Faut-il rappeler une énième fois qu’à notre ère de la société de l’information, les médias dominants sont plus que jamais utilisés comme dispositifs d’influence géopolitique, servant à modeler et préparer les opinions publiques selon les objectifs stratégiques des grandes puissances ? [2]
- Dans sa Une du 1er juin 2011, Le Figaro annonce « La France accuse Kadhafi d’avoir tué 10.000 libyens », une information qui sera démentie à la radio le jour même par le Ministre des affaires étrangères, Alain Juppé.
Rôle central des agences de presse, concentrations et uniformisation des médias [6], ’circulation circulaire de l’information’[7], cloisonnement idéologique souvent inconscient de la part de la grande majorité des acteurs médiatiques, déplorable absence de rigueur et de professionnalisme journalistique, influence du politique dans le traitement de l’information, suivisme quasi-aveugle du discours officiel, impératifs de rentabilité et prépondérance de la recherche du profit maximal, guerre pour les parts de marché (revente du « temps de cerveau disponible »), intérêts croisés entre certains groupes médiatiques et le complexe militaro-industriel français [8]… nombreuses sont les tares qui expliquent la ’situation médiatique’ que nous vivons.
Le constat n’en est pas moins affligeant.
Avec le traitement médiatique du conflit syrien et sa couverture schizophrène, amnésique, orwellienne et hypocrite, nous avons atteint de nouveaux sommets dans l’art de la désinformation, la manipulation et la propagande.[9] Difficile de trouver d’autres mots tant les faits sont accablants.
En effet, une simplification manichéenne à outrance a voulu ramener l’analyse médiatique d’une guerre diablement complexe (au vue de la quantité d’acteurs tant internes qu’externes participant au conflit) à une lutte du bien (« les rebelles modérés ») contre le mal (le « régime du dictateur Bachar el-Assad »), et ceci dans un contexte plus global de nouvelle guerre froide entre les Etats-Unis et la Russie. [10] Autant dire une dangereuse partie d’échec géostratégique dans laquelle la France sert grossièrement de fou (ou servilement de pion) aux intérêts hégémoniques de la première puissance mondiale, dont le bras armé -l’OTAN- se montre chaque fois plus agressif [11].
- The Elephant in the Room, Banksy, 2006 Barely Legal show, Los Angeles. L’expression anglaise ’un éléphant dans le salon’ est une métaphore qui fait référence à une vérité tellement évidente qu’elle est ignorée ou passe inaperçue, mais aussi à un problème ou risque à la vue de tous mais dont personne ne voudrait parler.
Tout point de vue divergent du discours politico-médiatique officiel a été taxé soit de conspirationniste, soit de « pro-Poutine » [15], surtout suite au début de l’intervention militaire russe (octobre 2015). Le paroxysme du manichéisme et de la désinformation a été atteint durant les dernières semaines de la bataille d’Alep (qui a pris fin le 22 décembre 2016).
Morceaux choisis du côté des médias dominants, avec une dépêche AFP/article, un éditorial et un article d’opinion :
- « Syrie : la fin de la bataille d’Alep laisse craindre un massacre » [16], un article de 1500 mots dans lequel il ne sera pas fait mention une seule fois des groupes islamistes ou djihadistes prenant part aux combats face à l’armée loyaliste, laquelle est soutenue de son côté « par la Russie et les combattants du Hezbollah ». Non, il n’y a sur place -d’après cet article- que des « rebelles » ou des « insurgés ». Et bien entendu les civils, massacrés par les forces de Bachar al-Assad. Dans cet article, François Hollande ainsi que l’opposition anti-Bachar ont le droit à la parole afin de dénoncer « cette répétition de massacres à Alep dont la population est la cible » pour le Président français, « les forces du régime qui sont des lions contre les civils désarmés » pour le coordonnateur général du Haut Comité de l’opposition syrienne.
- L’Editorial du Monde du 13 décembre [17] vaut son pesant d’or. Une nouvelle fois, du côté des « rebelles », nous notons l’absence totale de référence à un quelconque groupe extrémiste ou étranger. Par contre, la description est plus précise dès qu’il s’agit de décrire l’adversaire : « Le principal fief de la rébellion était (…) en passe de tomber sous les coups de boutoir des avions russes et syriens, le déluge d’obus de l’armée ainsi que les assauts des multiples milices chiites – des Libanais du Hezbollah aux Afghans en passant par les Irakiens – encadrées par des officiers iraniens et russes. » Et de conclure sur de sombres présages : « La chute d’Alep (…) va être suivie d’une épuration politico-confessionnelle du type de celles observées dans les années 1990 en ex-Yougoslavie. Déjà, on parle de camps de regroupement pour les femmes et les enfants, et de disparitions en masse des hommes de moins de 40 ans. » Épuration, camps, disparitions de masse.. L’avenir nous dira si ces prophéties étaient fondées, mais force est de constater que jusqu’à aujourd’hui rien de cela ne s’est encore produit.
- « La chute d’Alep, c’est la victoire de la propagande complotiste » [18], titre Le Monde pour cet article d’opinion - assez effarant - dans lequel une historienne, chercheuse et enseignante à l’Institut de pédagogie de Bruxelles présente Alep comme le triomphe « de la propagande et de la confusion », puisqu’au « moment où les civils d’Alep-Est, massacrés à grande échelle par les pouvoirs de Damas et Moscou, tentent de fuir les bombardements aveugles, une narration d’inversion des réalités semble à certains égards l’emporter. » L’auteure s’aventure à dénoncer le manque de « rapport aux faits ajusté » véhiculés par les points de vues divergents, s’en prenant au « récit alternatif », aux « narrations de substitution » (de substitution à La Vérité, c’est-à-dire le discours politico-médiatique occidental officiel ?) qui représenteraient un danger car forcément faux puisque fruits de la « propagande d’acteurs extra-occidentaux », se servant de relais « intérieurs » et mettant en péril « nos libertés, nos droits, nos vies »… Tout un programme.
En définitive, connaître la vérité ne nous a pas été facilité par les mass-médias, et comme dans l’allégorie de la caverne de Platon, l’accès à une perception plus proche de la réalité n’aura été possible que pour les personnes parvenant à s’extraire du carcan médiatique dominant. Encore une fois, il a fallu se diriger vers les médias alternatifs [21] pour trouver une diversité de sources et de points de vue permettant une compréhension plus pertinente de la situation [22], ce qui a fait défaut chez l’énorme majorité des journalistes qui sont restés enfermés dans la bulle de leurs propres certitudes.
- L’allégorie de la caverne de Platon, par Pieter Jansz Saenredam (1604). L’allégorie de la caverne est une allégorie exposée par Platon dans le Livre VII de La République. Elle met en scène des hommes enchaînés et immobilisés dans une demeure souterraine qui tournent le dos à l’entrée et ne voient que leurs ombres et celles projetées d’objets au loin derrière eux. Elle expose en termes imagés les conditions d’accession de l’homme à la connaissance de la réalité, ainsi que la non moins difficile transmission de cette connaissance. [23]
Alors qu’en général les voix dissonantes sont noyées dans le flot du discours dominant, il arrive parfois – et même assez rarement pour le souligner, c’est le but de cet article – que les arguments allant à contre-courant du récit officiel soient à ce point aveuglants que même le plus docile des chiens de garde, le plus infaillible des éditocrates [24], le plus expérimenté des journalistes de plateau-télé, se voit obligé – oh crime absolu – de se remettre en question. Ou plutôt de remettre en question la version des choses auquel il avait été soumis et dont il avait participé à la diffusion à grande échelle.
Stupéfaction déconcertée, ahurissement et sûrement quelques gouttes de sueur, c’est le très jouissif spectacle que nous a offert Yves Calvi durant son émission 24 heures en Question diffusée en direct sur la chaîne LCI le 15 décembre 2016 dernier et ayant pour titre Alep : seule au monde [25].
En effet, ce soir-là, alors que la bataille d’Alep concentre toute l’attention médiatique et ne se résume, pour les médias dominants, qu’au bombardement de la ville et au massacre des civils par les troupes de Bachar al-Assad appuyées par l’aviation russe, Yves Calvi (mais cela aurait pu arriver à n’importe quel autre éditocrate, puisqu’ils sont de par nature interchangeables) se voit magnifiquement mis en difficulté journalistique quand tous ses invités sur le plateau, du début à la fin de l’émission, coïncident pour le mettre en porte-à-faux quant à ses convictions au sujet de la situation dans la ville syrienne.
Un grand seau d’eau glacée en direct pour un représentant du discours dominant dont l’ignorance sur le sujet qu’il est censé maîtriser est mise en évidence à la face du monde, une belle claque pour ce porte-voix de la vérité-officielle pour qui le monde paraît s’écrouler tout autour quand ses 4 invités lui jettent la vérité au visage : ses certitudes étaient erronées, les médias ont menti, il y a eu manipulation... Et nous devinons qu’il sait, en son for intérieur, qu’il porte une grande responsabilité, en tant que rouage actif du système.
Ses interrogations dubitatives proférées à voix haute traduisent un désarroi mal maîtrisé et nous, spectateurs, assistons alors à un moment de télévision presque historique : Calvi est obligé d’avaler la pilule rouge de Morphéus et, comme le personnage du film The Truman Show, il assiste à la chute du décor médiatique de la grande supercherie formant la bulle – et le monde – qui l’entoure. 26]
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