SALE TEMPS POUR SORTIR
LE NOUVEAU CENDRIER
Émilie Dubreuil 6 juin 2019
Je vous l’ai déjà dit, le fait que j’écrive dans un
magazine à vocation culturelle est une légère imposture. J’ai très peu de
patience et je gigote devant à peu près tous les arts de la scène. Mes amis
comédiens ont renoncé à me traîner au théâtre de peur que je soupire trop fort
et que mon corps, trop grand, ne me trahisse et n’exprime un ennui que je peine
à réprimer.
Mais, je vous en ai déjà parlé aussi, je suis
amatrice de musique classique et j’écoute souvent la très bonne émission de
Marie-Christine Trottier sur Espace Musique les soirs de semaine. Et ce soir,
Marie-Christine m’a fait beaucoup sourire sans le vouloir. Elle parlait d’une
pièce de Vivaldi. J’étais dans mon auto. Exaspérée, totalement, par le slalom
que j’étais en train de faire entre les cônes orange qui ponctuent la partition
routière de mon quartier.
Je paraphrase Marie-Christine Trottier: «Vivaldi
oscille dans ce mouvement entre la tendresse et la véhémence, on sent qu’il
avait des sautes d’humeur en composant.»
Entre la tendresse et la véhémence. C’est ça!
Marie-Christine, tu viens de mettre les points sur les i et les barres sur les
t. Je suis comme Vivaldi et j’ai des sautes d’humeur en composant ma vie.
Et puis, j’ai monté le volume, la musique m’a
enveloppée, entre tendresse et véhémence, à Montréal un jeudi soir, dans ces
détours sacrants, Vivaldi dans le tapis.
J’ai repensé à ce souper que je venais d’avoir avec
mes deux vieilles chums, pour qui j’éprouve une infinie tendresse, mais à qui
j’ai témoigné quelques sautes d’humeur, ce soir.
Parce que ce sont mes proches, j’ose être véhémente
quand elles baissent la tête subtilement pour prendre le dernier texto,
regarder la petite bulle qui vient de s’afficher sur le téléphone. J’ai
développé une nouvelle allergie vis-à-vis d’un simple mouvement du corps que
j’observe à peu près mille fois par jour chez mes semblables. J’ai inventé un
néologisme pour le définir. Il s’agit du «penchage» du cou.
Le penchage du cou s’accompagne d’un changement
d’angle dans le regard qui s’oblique vers le bas, vers l’écran du téléphone posé
devant un individu qui vient d’afficher une petite bulle d’insignifiance et qui
fait que la nuque de celui qui est en face de vous se tangue légèrement et que
le moment partagé vient d’éclater comme une petite bulle de savon.
Ce mouvement qui se veut le plus souvent subtil me
rend dingue. «C’est-tu urgent?»
À mes proches, j’ose souvent la tendre véhémence:
«As-tu vraiment besoin de répondre maintenant? On a de la difficulté à se
prendre un rendez-vous aux trois mois pour passer du temps ensemble. On s’est
d’ailleurs envoyé 34 textos pour arrimer nos agendas, tu peux-tu fermer ton
ostie de cellulaire?»
Comme Vivaldi, j’ai des sautes d’humeur. Entre
véhémence et tendresse.
Au restaurant, le garçon a cru que j’étais fâché
contre… un truc lié au restaurant.
— Tout va bien?
— Oui. Rien à voir avec vous. Je disais à ma vieille
amie que je n’aimais pas qu’elle se penche subtilement la nuque alors qu’elle
dîne avec moi pour regarder son cellulaire. Vous qui travaillez dans un
restaurant, que pensez-vous de l’usage du cellulaire dans les lieux publics?
La réponse du garçon m’a jetée par terre.
— Le téléphone, c’est la nouvelle cigarette, ça nous
incommode, ça prend autant de place au milieu de la table qu’un cendrier plein.
J’éprouve une immense tendresse pour ce garçon de
café, poète de notre quotidien. L’image est parfaite.
Quand le cou se penche, doucement, l’air de rien,
sur l’écran tout en hochant de la tête pour donner à l’interlocuteur
l’impression que l’on suit ce qui se passe en temps réel, c’est un peu comme
expirer de la fumée bleue au visage de quelqu’un, se retirer subtilement dans
une autre bulle. C’est une agression que l’on n’ose pourtant rarement dénoncer
puisque c’est moderne, c’est comme ça. Ne m’écoute pas, c’est normal!
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Nations», ça devrait vouloir dire quelque chose
Et c’est ainsi, en réunion au travail, autour d’une
bière avec des amis, dans un souper de famille, lentement, doucement, un geste
de réflexe, un cou se penche furtivement, mouvement de la tête qui se veut
subtil, et hop! tu n’es plus là avec ton enfant, ton chien, ta blonde, ton
chum, ton amie, ton ami. Tu es ailleurs dans le si important et impérieux monde
du message, le plus souvent, absolument, non important, non urgent.
Et tu baisses le cou quand même, comme si c’était
absolument nécessaire que tu regardes, que tu saches, que tu répondes là, là,
là.
Vivaldi, aide-moi, j’ai des sautes d’humeur et de la
difficulté à composer avec l’air du temps.
Vivaldi sera peut-être le nom que je donnerai à mon
prochain chien.
J’ai vu quelques vidéos sur YouTube de chiens qui se
rebellent contre le penchage du cou compulsif. Sur les images de quidams, c’est
toujours un peu le même scénario: le chien essaie d’attirer l’attention de son
maître, qui le regarde puis retourne poser ses yeux sur le petit écran. Le
chien se tanne et donne un coup de patte sur le téléphone. Je dresserais Vivaldi en ce sens. Je lui
apprendrais à dépister le penchage et à agir en conséquence. Un petit coup de
patte puis le chien ferait une petite caresse de chien. Véhémence et tendresse.
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