De George
Sand à Karl Marx
Les idées
socialistes françaises et le canayen Papineau
MONTRÉAL - « Lorsque le régime féodal fut renversé et que la "libre"
société capitaliste vit le jour, il apparut tout de suite que cette liberté
signifiait un nouveau système d'oppression et d'exploitation des travailleurs,
Aussitôt diverses doctrines socialistes commencèrent à surgir, reflet de cette
oppression et protestation contre elle. Mais le socialisme primitif était un
socialisme utopique. Il critiquait la société capitaliste, la condamnait, la
maudissait ; il rêvait de l'abolir, il imaginait un régime meilleur ; il
cherchait à persuader les riches de l'immoralité de l'exploitation.
Mais le socialisme utopique ne
pouvait indiquer une véritable issue. Il ne savait ni expliquer la nature de
l'esclavage salarié en régime capitaliste, ni découvrir les lois de son
développement, ni trouver la force sociale capable de devenir le créateur de la
société nouvelle.
Cependant les révolutions orageuses
qui accompagnèrent partout en Europe et principalement en France la chute de la
féodalité, du servage, montraient avec toujours plus d'évidence que la lutte
des classes est la base et la force motrice du développement.
Pas une seule liberté politique n'a
été conquise sur la classe des féodaux sans une résistance acharnée. Pas un
seul pays capitaliste ne s'est constitué sur une base plus ou moins libre,
démocratique, sans qu'une lutte à mort n'ait mis aux prises les différentes
classes de la société capitaliste. Marx a ceci de génial qu'il fut le premier à
dégager et à appliquer de façon conséquente l'enseignement que comporte
l'histoire universelle. Cet enseignement, c'est la doctrine de la lutte de
classes.
Les hommes ont toujours été et
seront toujours en politique les dupes naïves des autres et d'eux-mêmes, tant
qu'ils n'auront pas appris, derrière les phrases, les déclarations et les
promesses morales, religieuses, politiques et sociales, à discerner les
intérêts de telles ou telles classes. Les partisans des réformes et
améliorations seront dupés par les défenseurs du vieil ordre de choses, aussi
longtemps qu'ils n'auront pas compris que toute vieille institution, si barbare
et pourrie qu'elle paraisse, est soutenue par les forces de telles ou telles
classes dominantes. Et pour briser la résistance de ces classes, il n'y a qu'un
moyen : trouver dans la société même qui nous entoure, puis éduquer et
organiser pour la lutte, les forces qui peuvent - et doivent de par leur
situation sociale - devenir la force capable de balayer le vieux et de créer le
nouveau.
Seul le matérialisme philosophique
de Marx a montré au prolétariat la voie à suivre pour sortir de l'esclavage
spirituel où végétaient jusque-là toutes les classes opprimées. Seule la
théorie économique de Marx a expliqué la situation véritable du prolétariat
dans l'ensemble du régime capitaliste.
Les organisations prolétariennes
indépendantes se multiplient dans le monde entier, de l'Amérique au Japon, de
la Suède à l'Afrique du Sud. Le prolétariat s'instruit et s'éduque en menant sa
lutte de classe ; il s'affranchit des préjugés de la société bourgeoise, il
acquiert une cohésion de plus en plus grande, il apprend à apprécier ses succès
à leur juste valeur, il retrempe ses forces et grandit irrésistiblement. »
(Lénine, Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme,
Éditions du Progrès, Moscou, 1971, pages 61-62).
Contemporaine de Karl Marx, George
Sand écrivait dans un de ses romans : « depuis seulement que j’existe
il s’est fait plus de mouvement dans les idées et dans les coutumes de mon
village, qu’il ne s’en était vu durant des siècles avant la Révolution (i.e.
1789-1793). Déjà la moitié des cérémonies
celtiques, païennes ou moyen âge, que j’ai vues encore en pleine vigueur dans
mon enfance, se sont effacées. Encore un
ou deux ans peut-être, et les chemins de fer passeront leur niveau sur nos
vallées profondes, emportant, avec la rapidité de la foudre, nos antiques
traditions et nos merveilleuses légendes. » (Sand, George, La
Mare au Diable, Gallimard -Folio- Paris, 1999, page 154).
« Les hommes font leur
propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies
par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La
tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le
cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux
et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément
à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les
esprits du passé, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs
costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce
déguisement respectable et avec ce langage emprunté. » (Marx, Karl, Le 18
Brumaire de Louis Bonaparte, Folio, Paris, page 176).
« … l’objet général de la révolution moderne, lequel
(- chose normale dans le prologue du drame -) était singulièrement en
contradiction avec tout ce qui pouvait d’emblée être mis en œuvre, dans la
situation et les conditions données, avec les matériaux existants, et avec le
degré de développement atteint par la masse. » (Marx, Le 18 Brumaire, pages183-184).
« Comme l’on
sait, le 15 mai n’eut d’autre résultat que d’éloigner de la scène publique,
pour toute la durée de la période que nous considérons, Blanqui et ses
partisans, les communistes révolutionnaires, c’est-à-dire les véritables chefs
du parti prolétarien. » (Marx, Le 18 Brumaire, page 185).
« D’un autre côté, 750
représentants du peuple, élus au suffrage universel et rééligibles, constituant
une Assemblée nationale irresponsable, indissoluble, indivisible, une Assemblée
nationale jouissant d’une toute-puissance législative ». (Marx, Le 18
Brumaire de L. Bonaparte, Gallimard, Paris, 2002, pages 193-194).
Dans
la foulée, « l'État s'offre à nous comme la première puissance idéologique
s'exerçant sur l'homme. La société se crée un organisme en vue de la défense de
ses intérêts communs contre les attaques intérieures et extérieures. Cet
organisme est le pouvoir d'État. A peine né, il se rend indépendant de la
société, et cela d'autant plus qu'il devient davantage l'organisme d'une
certaine classe, qu'il fait prévaloir directement la domination de cette
classe. La lutte de la classe opprimée contre la classe dominante devient nécessairement
une lutte politique, une lutte menée d'abord contre la domination politique de
cette classe ; la conscience de la corrélation de cette lutte politique avec sa
base économique s'estompe et peut même disparaître complètement. Mais même
lorsque ce n'est pas tout à fait le cas chez ceux qui participent à cette
lutte, le fait se produit presque toujours dans l'esprit des historiens. De
toutes les anciennes sources concernant les luttes au sein de la République
romaine, Appien est le seul à nous dire clairement et nettement de quoi il
s'agissait en réalité, à savoir de la propriété foncière. » (Engels, Friedrich, Ludwig Feuerbach et la fin de la
philosophie classique allemande, Éditions sociales, Paris, 1966, pages
76-77).
« La bourgeoisie a joué dans
l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le
pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et
idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à
ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne
laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt,
les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les
frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la
sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle
a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué
aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable
liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les
illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte,
éhontée, directe, brutale. » (Marx-Engels, Manifeste du Parti communiste,
Flammarion, Paris, 2008, page 231).
Il est clair que Sand partage le
point de vue de Marx en soulignant que « les mauvais (sic!) riches
aujourd’hui demandent des fortifications et des canons pour écarter l’idée
d’une jacquerie, que l’art leur montre travaillant dans l’ombre, en détail, en
attendant le moment de fondre sur l’état social. (…) Le gouvernement d’aujourd’hui calme
l’inquiétude des riches en leur faisant payer beaucoup de gendarmes et de
geôliers, de baïonnettes et de prisons. » (Sand, George, La Mare au Diable, page 35).
« Mais ce qui parlait le
plus clairement, c’était l’expérience que la classe paysanne avait faite de
l’expérience du droit de vote, et les déceptions qui, coup sur coup,
s’abattaient sur le paysan dans le tourbillon révolutionnaire. Les
révolutions sont les locomotives de l’histoire. » (Marx, Karl, Les Luttes de classes en France,
Folio, Paris, 1994, page 115).
« Les pensées de la
classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes,
autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société
est aussi la puissance dominante spirituelle.
La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du
même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans
l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production
intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. »
(Marx-Engels, L’idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1968, page
74).
Que se passe-t-il dans la
colonie britannique du Bas-Canada après l’insurrection de 1837 et la
déportation de ses révolutionnaires vers d’autres colonies de l’Empire anglais? En septembre 1845, le leader
canadien-français, Louis-Joseph Papineau rentre à Montréal après huit ans
d’exil aux États-Unis et en France. En
1848, il prononce un discours où il déclare : « Ce n’est pas dans le
Bas-Canada, qui, lui, fut le premier entre toutes les colonies anglaises, a le mérite
d’avoir passé un acte de naturalisation en faveur de tous les hommes, sans
distinction, de leur culte, ni du pays de leur naissance (…) et qui donne le
droit à tous les membres de la famille humaine, de venir travailler le sol,
exercer leurs diverses industries, jouir des mêmes droits civils, religieux et
politiques, en libre compétition avec les constituants Français des
représentants Français qui ont consacré ce principe humanitaire d’universelle
fraternité. » Cependant, il y a
forte opposition à Papineau et aux libéraux.
« Entre 1840 et 1852, les
libéraux font face à une nouvelle forme d’alliance de l’Église et du
conservatisme, d’alliance du pouvoir religieux et du pouvoir politique. L’Église catholique récolte en 1839 les
fruits de son loyalisme depuis 1763 et à l’occasion des rébellions de 1837 et
de 1838, elle obtient une reconnaissance légale. Ses positions sur la souveraineté populaire,
sur la stratégie libérale de rappel de l’Union, sur les dangers de l’annexion
pour la religion, sur le pouvoir temporel du pape servent la vision et les
visées du parti de La Fontaine qui, en retour, permet à l’ultramontanisme de
mettre en place un système d’instruction publique confessionnalisé et sous la
responsabilité et le contrôle de l’Église.
Dorénavant, les valeurs transmises par l’école sont celles de la
religion et du conservatisme. » (Lamonde, Yvan, Histoire sociale des idées au
Québec 1760-1896, Éditions Fides, 2000, pages 300, 318-319).
1848, répression de la révolution populaire contre les
vestiges de la monarchie française et de la bourgeoisie qui affermit son
pouvoir; moins d’une trentaine d’années (surtout à Paris), les ouvriers
prennent le pouvoir de la capitale, Paris.
Nous sommes en 1871. Arrive
« en ville » un jeune poète talentueux qui bouscule tous les tabous véhiculés
par la classe dominante; c’est Arthur Rimbaud. Il a composé entre autres Sensation et le Dormeur du Val où
il fustige la guerre, ne serait-ce que celle qui fut une boucherie pour la
jeunesse de France, contre la Prusse.
En Amérique du Nord, on assiste à la formation du Canada
(1867).
Par contre, Rimbaud est enseigné dans les collèges
québécois depuis lors. Le chanteur
Robert Charlebois met en musique Sensation. C’est le Premier Ministre du Canada, M.
Justin Trudeau, qui ranimera Le Dormeur
du Val, à l’occasion d’une rencontre internationale en Asie, où il lira ce
poème pour la Journée de l’Armistice.
« Après la défaite des révolutions
de 1848, toutes les associations et tous les journaux politiques des classes
ouvrières furent écrasés sur le continent par la main brutale de la force ; les
plus avancés parmi les fils du travail s'enfuirent désespérés outre Atlantique,
aux Etats-Unis, et les rêves éphémères d'affranchissement s'évanouirent devant
une époque de fièvre industrielle, de marasme moral et de réaction politique.
Dû en partie à la diplomatie anglaise qui agissait, alors comme maintenant dans
un esprit de fraternelle solidarité avec le cabinet de Saint-Pétersbourg (i.e.
le régime des tsars en Russie), l'échec de la classe ouvrière continentale
répandit bientôt ses effets contagieux de ce côté de la Manche. La défaite de
leurs frères du continent, en faisant perdre tout courage aux ouvriers anglais,
toute foi dans leur propre cause, rendait en même temps aux seigneurs terriens
et aux puissances d'argent leur confiance quelque peu ébranlée. Ils retirèrent
insolemment les concessions déjà annoncées. La découverte de nouveaux terrains
aurifères amena une immense émigration et creusa un vide irréparable dans les
rangs du prolétariat de la Grande-Bretagne. D'autres, parmi ses membres les
plus actifs jusque-là, furent séduits par l'appât temporaire d'un travail plus
abondant et de salaires plus élevés et devinrent ainsi des « briseurs de grève
politiques ». En vain essaya-t-on d'entretenir ou de réformer le mouvement
chartiste, tous les efforts échouèrent complètement. Dans la presse, les
organes de la classe ouvrière moururent l'un après l'autre de l'apathie des
masses et, en fait, jamais l'ouvrier anglais n'avait paru accepter si
entièrement sa nullité politique. Si autrefois il n'y avait pas eu solidarité
d'action entre la classe ouvrière de la Grande-Bretagne et celle du continent,
maintenant il y a, en tout cas, entre elles, solidarité de défaite.
Après une lutte de trente années, soutenue avec la
plus admirable persévérance, la classe ouvrière anglaise, profitant d'une
brouille momentanée entre les maîtres de la terre et les maîtres de l'argent,
réussit à enlever le bill de dix heures. Les immenses bienfaits physiques,
moraux et intellectuels qui en résultèrent pour les ouvriers des manufactures
ont été enregistrés dans les rapports bisannuels des inspecteurs des fabriques
et, de tous côtés, on se plaît maintenant à les reconnaître. La plupart des
gouvernements continentaux furent obligés d'accepter la loi anglaise dans les
manufactures, sous une forme plus ou moins modifiée, et le Parlement anglais
est lui-même chaque année forcé d'étendre et d'élargir le cercle de son action.
Mais à côté de son utilité pratique, il y a dans la loi certains autres caractères
bien faits pour en rehausser le merveilleux succès. Par la bouche de ses
savants les plus connus, tels que le docteur Ure, le professeur Senior et
autres philosophes de cette trempe, la classe moyenne avait prédit et allait
répétant que toute intervention de la loi pour limiter les heures de travail
devait sonner le glas de l'industrie anglaise qui, semblable au vampire, ne
pouvait vivre que de sang, et du sang des enfants, par-dessus le marché. Jadis,
le meurtre d'un enfant était un rite mystérieux de la religion de Moloch, mais
on ne le pratiquait qu'en des occasions très solennelles, une fois par an
peut-être, et encore Moloch n'avait-il pas de penchant exclusif pour les
enfants du pauvre. Ce qui dans cette question de la limitation légale des heures
de travail, donnait au conflit un véritable caractère d'acharnement et de
fureur, c'est que, sans parler de l'avarice en émoi, il s'agissait là de la
grande querelle entre le jeu aveugle de l'offre et de la demande, qui est toute
l'économie politique de la classe bourgeoise, et la production sociale
contrôlée et régie par la prévoyance sociale, qui constitue l'économie
politique de la classe ouvrière. Le bill des dix heures ne fut donc pas
seulement un important succès pratique ; ce fut aussi le triomphe d'un
principe; pour la première fois, au grand jour, l'économie politique de la
bourgeoisie avait été battue par l'économie politique de la classe ouvrière. »
(Marx, Karl, Adresse inaugurale de l’Association internationale des travailleurs,
Les Éditions du Progrès, Moscou, 1978, pages 9-10).
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