Depuis
l’Antiquité, de l’Occident à l’Orient, il a été ignoré,
méprisé, coupé… Il a fallu des siècles aux femmes pour enfin
s’approprier leur clitoris et en faire un symbole de leur
identité. L’historienne et sociologue Delphine Gardey retrace
cette histoire intimement liée à la question du plaisir sexuel.
Une conquête politique.
Non, ce n’est pas un petit
bouton, un bretzel ou un pudendum… Pendant longtemps, tous les
euphémismes ont été bons pour désigner l’organe, le seul dont l’unique
fonction est le plaisir. Dans les manuels de médecine, jusqu’aux années
1980, pas une ligne sur le clito. Sans utilité pour la reproduction,
trop proche du pénis par sa physiologie, cet appendice gêne parce qu’il
menace l’ordre établi… Dans « Politique du clitoris », l’historienne et
sociologue Delphine Gardey dresse la première étude historique,
scientifique et politique de cet organe féminin. Désormais, on le
dessine à la craie sur les trottoirs ou on le brandit comme un nouveau
moyen de revendication… À la rentrée, il est même entré, entier, dans
quatre manuels de sciences de la vie et de la Terre.
Le
clitoris s’affiche aujourd’hui sur les trottoirs et les murs des villes
comme un signe de revendication féministe… Comment l’expliquez-vous ?
En France et en Europe, le
clitoris sort enfin du bois ! Le phénomène est récent : trois ou quatre
ans tout au plus. Aux États-Unis, artistes et performeuses s’en sont
emparés il y a une dizaine d’années. D’abord, cela a été rendu possible
par les découvertes anatomiques de la fin des années 1990 : on
sait enfin représenter un clitoris entier, sa partie visible et
interne… Cela s’opère en même temps qu’un renouveau des pratiques et
des engagements féministes qui a commencé avec le mouvement pour la
parité. Les questions politiques émergent : la place des femmes dans le
travail, les sciences, comme la sexualité, mais aussi la problématique
des violences faites aux femmes. À l’université, les recherches sur les
questions de genre sont enfin enseignées. On assiste donc à une «
conscientisation » et un renouvellement des savoirs et des formes de
militances féministes.
Quelle
signification faut-il y voir ?
Le clitoris est brandi dans
une sorte de fierté… Pour la première fois, des jeunes femmes,
activistes, militantes, revendiquent une fierté d’être femme, une
fierté avec organe ! Ce n’est plus le manque, l’absence (de pénis) qui
prévaut… Le clitoris est un symbole, il circule dans l’espace public,
on le voit, on le touche. Dire « j’ai un organe dont je peux me servir
comme je l’entends », c’est aussi une façon de prendre sa place dans la
vie sociale et politique. Elles ne sont plus définies par ailleurs, mais
à partir d’elles-mêmes. Au fond, c’est un instrument très « capacitant
».
On revient de loin… Pendant
longtemps le clitoris a été nié, ignoré, vu comme une pathologie.
Pourquoi ?
Oui, l’organe dérange. Ça
n’est jamais formulé. Mais, au fond, ce qui fait peur, c’est le plaisir
féminin. Il perturbe l’ordre social et politique, les modèles en place.
Toutes les sociétés, depuis l’Antiquité, aussi bien en Orient qu’en
Occident, ont essayé de corriger, d’exclure ou de détruire
matériellement l’organe… Il y a longtemps eu cette idée que l’organe
est une petite verge. Une sexualité sans les hommes, et donc sans
reproduction, est alors possible. Jusqu’au début du XIXe siècle, on
croyait qu’un orgasme était nécessaire à la reproduction humaine.
Ensuite, l’orgasme féminin n’a plus d’utilité ! Le XIXe siècle se
focalise sur le féminin, non pas en tant que siège de la volupté, mais
siège de la reproduction. « Toute la femme est dans l’utérus », selon
la formule répétée depuis l’Antiquité.
L’Europe
a pourtant découvert le clitoris à la Renaissance…
Les découvertes anatomiques
de l’époque semblent en effet être le théâtre de cette « redécouverte
». La dissection s’impose comme un mode de connaissance des corps. On
se focalise alors sur les organes. Gabriel Fallope (mi-XVIe siècle),
élève du chirurgien Vésale et professeur d’anatomie à l’université de
Pise et celle de Padoue, est le premier à établir un lien entre « une
sensibilité particulière » du corps féminin et l’organe. Colombo, un
autre disciple de Vésale, lui, y voit « le principal siège du plaisir
féminin ». Leur maître, Vésale, n’admet pas la « découverte ». Il
réaffirme la conception qui prévalait jusque-là. Le clitoris est un «
en plus », une anomalie qui n’est pas une structure physiologique
normale, seules quelques femmes de l’espèce humaine en auraient.
Quelles
conséquences cela a-t-il ?
Il faut bien comprendre
qu’on vit alors dans des cosmologies plus diverses : il y a des
monstres et des anges dans un monde de merveilles créées par Dieu. Au
XVIIe siècle, les anatomistes, qui, cette fois, se basent aussi sur
leurs expériences, décrivent le clitoris comme érectile. Cela crée une
panique morale… « Des » femmes en sont dotées et en font usage ! La
thématique des « tribades » puis, plus tard, les « female husbands »,
les femmes maris, va ainsi se développer tout au long du siècle. Ces
femmes usurpent l’identité d’hommes. Elles commettent un crime contre
la nature, contre l’Église, contre la société. Leurs contemporains
veulent savoir : ont-elles un membre ? Des procès vont avoir lieu où
chirurgiens et théologiens scrutent, investiguent les corps et les
sexes… Mais ils posent aussi d’autres questions : en vivant en tant
qu’homme depuis longtemps, n’étaient-elles pas des hommes ?
Le sexe
ne faisait donc pas le genre ?
Non, c’est une notion très
récente. Au début du XIXe siècle, l’essor de la biologie pose ce
système dichotomique, irréductible. Le corps devient alors un ensemble
clos, autarcique, détaché de son environnement. S’impose une sorte
d’évidence d’attribution d’un organe à un sexe.
Au XIXe siècle, la
connaissance se focalise sur l’appareil reproducteur féminin… Et,
paradoxalement, on va développer très peu de savoirs sur l’appareil
reproducteur masculin. L’ordre patriarcal s’impose comme un des socles
de l’ordre social. La conjugalité et la reproduction deviennent des
obsessions françaises. La raison en est que la France a fait très tôt
sa transition démographique, elle est le premier pays en Europe à avoir
limité le nombre des naissances.
Le
plaisir n’existe alors plus pour les femmes ?
Non, l’historienne Sylvie
Chaperon a bien montré qu’au XIXe siècle tout témoignage de vie
érotique n’est que masculin. Les mouvements politiques féministes comme
les suffragettes anglaises ou les bourgeoises radicales françaises sont
très prudes. Elles transgressent déjà tellement l’ordre social et
politique que la sexualité ne peut être mise à l’ordre du jour. Les
femmes vont vivre dans leur corps et dans leur psyché toute cette
répression…
C’est
aussi l’époque où les médecins pratiquent des clitoridectomies…
Oui, des chirurgiens ont
procédé à l’ablation des petites lèvres, la cautérisation, la section
ou l’écrasement de l’organe jusqu’au début du XXe siècle. Cela se fait
au nom de la lutte contre l’onanisme, la nymphomanie ou l’hystérie…
Souvent, ces femmes sont orphelines, aliénées, en institutions, ce sont
celles que la chercheuse féministe américaine Judith Butler appelle les
« désencastrées ». Mais ces opérations se font aussi sur des femmes
mariées de la bonne société dont les époux se plaignent… C’est toujours
entre le médecin et le mari que ça se décide !
Quelle
est la part de responsabilité de Freud dans cette histoire du clitoris
et du mythe de l’orgasme vaginal ?
Il faut d’abord reconnaître
son caractère progressiste. Freud s’intéresse à la vie érotique des
femmes, reconnaît leur sexualité. La masturbation fait partie du
développement psychique de l’enfant, dit-il. Il ne faut pas la
réprimer… sauf pour les petites filles. Pour parvenir à une sexualité
adulte, elle doit renoncer au clitoris pour investir le vagin. Il
s’agit encore et toujours de se reproduire. Pour Freud, le féminin ne
peut se définir que par « le manque de pénis ». Mais Freud est un homme
du XIXe siècle… C’est autre chose quand la psychanalyse des années 1960
et 1970 réitère l’interdit du plaisir clitoridien pour les femmes.
Surtout que, entre-temps, dans les années 1950, William Masters et
Virginia Johnson mettent en évidence la capacité orgasmique du
clitoris. Ils disqualifient la distinction issue du freudisme entre
orgasme clitoridien et vaginal.
En quoi
les clitoridectomies sont-elles différentes des excisions pratiquées en
Afrique ?
Il n’y a pas de réponse
simple à cette question. Mais l’idée du livre est aussi de perturber
les certitudes, les imaginaires. L’Europe l’a aussi fait, mais elle
juge toujours « ses » valeurs supérieures…
Vous
soulignez cet autre paradoxe… les nymphoplasties, les
opérations de la vulve, se multiplient en France pour correspondre à
une esthétique. Personne ici ne s’en émeut. Comment l’expliquez-vous ?
De récents travaux montrent
bien que l’appartenance ethnique de la personne détermine en partie la
façon dont on signifie ce qui est arrivé à son sexe en termes
d’oppression ou de choix… D’un côté – la nymphoplastie –, il s’agirait
de choix, de l’autre – l’excision – de domination. On doit se
questionner. Façonner son corps jusqu’à son sexe pour correspondre à
une norme implicite du porno ou des mangas et qui déstabilise la
personnalité de jeunes filles ou de femmes, qui ne peuvent plus se
reconnaître elles-mêmes ou s’aimer elles-mêmes, relève-t-il vraiment
d’un choix ?
Enfin,
vous appelez aussi à la vigilance. Ne focaliser que sur l’organe ne
résoudra rien, dites-vous…
L’organe m’intéresse parce
qu’il est approprié, détourné, il en dit long sur une société. Brandir
le clitoris, tant que cela permet de revendiquer, c’est stimulant !
Mais attention à ne pas le fétichiser. Les expériences subjectives et
intimes, la vie sexuelle, ne se résument pas à une question d’organe,
de biologie. Si l’anatomie est politique, l’ensemble des rapports de
genre ne seront pas transformés par la seule lutte à propos d’un
organe, fût-elle émancipatrice !
« POLITIQUE DU CLITORIS
» de Delphine Gardey.Textuel, 157 pages, 15,90 euros.
Entretien réalisé par Pia de
Quatrebarbe
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